(Cannes) Pour son troisième film, il a insufflé une part de lui au personnage principal : plusieurs fois couronné en tant qu’écrivain en France et à l’étranger, Emmanuel Carrère, dresse dans Ouistreham le portrait émouvant de femmes déclassées dans une France pré-« gilets jaunes ».

Adapté du roman de la journaliste Florence Aubenas Le quai de Ouistreham, publié en 2010, le film, qui se veut une œuvre de fiction et non un documentaire, fait l’ouverture mercredi soir de la Quinzaine des réalisateurs, une des principales sections du Festival de Cannes.

Le film raconte l’histoire de Marianne Winckler, alter ego de Florence Aubenas, jouée par Juliette Binoche, une écrivaine reconnue qui entreprend d’écrire un livre sur le chômage et la précarité en France.

Elle s’installe alors près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage avec qui elle se lie. Précarité économique, cadences infernales (60 lits à faire en 1 h 30, nettoyer une chambre et ses sanitaires en moins de 4 minutes), mépris de classe : le film jette une lumière crue sur ces petites mains si essentielles, mais pourtant invisibles.

En s’intéressant à l’intime et aux destins de personnes sans voix et déclassées, le film prend une tournure politique. « Si ça peut avoir un tout petit retentissement sur le plan social, je trouverais ça formidable. Ça a été le cas du livre qui a fait bouger des choses. Depuis, il y a eu les “gilets jaunes” c’est un peu de ça, de ce monde-là dont parle le film », a-t-il déclaré lors d’un entretien à l’AFP.

Récemment couronné en Espagne du prestigieux prix Princesse des Asturies pour l’ensemble de son œuvre, l’écrivain de Yoga et de L’adversaire n’a pas hésité à prendre ses distances avec le livre.

« Gouffre moral »

« Florence Aubenas a toujours dit qu’elle était journaliste alors que moi mes états d’âme, j’ai tendance à en faire des caisses », a-t-il ironisé lors de la projection du film à la presse, soulignant y avoir mis « une part de romanesque pour créer une tension dramatique ».

Concrètement, cela se manifeste par l’amitié qui se noue entre Marianne Winckler et une de ses compagnes de galère, Christelle. Amitié qui n’a jamais existé.

« Ça fait partie de son boulot (Florence Aubenas, NDLR) de savoir qu’il ne faut pas s’approcher trop, qu’il ne faut pas aller jusqu’à une très grande intimité. L’héroïne du film qui n’est pas Florence Aubenas, qui est écrivaine et pas journaliste, elle y va en étant moins consciente des risques qu’elle court […] et ça la précipite dans une espèce de gouffre moral qui est un des sujets du film ».

En occultant sa véritable identité, Marianne Weckler ne se livre-t-elle pas à un exercice de mensonge ? Ne trahit-elle pas les « invisibles » qu’elle était justement venue mettre en avant ? Des questions omniprésentes dans le film, mais jamais tranchées.

Pourtant Carrère l’écrivain admet avoir un avis sur le sujet : « Je projette un peu dans ce personnage certains de mes scrupules, mais cela dit ma méthode n’a jamais été celle de l’immersion. Ça peut être celle d’être un témoin très très proche, mais j’ai toujours dit ce que j’ai été. Je ne condamne pas du tout cette façon de faire, on ne peut pas faire autrement […] Mais je ne pourrais pas faire un livre comme Le quai de Ouistreham avec cette méthode, ça ne marcherait pas », a-t-il admis à l’AFP.

Dans le rôle-titre, Juliette Binoche livre une prestation d’une grande justesse. Elle est accompagnée d’actrices non professionnelles parmi lesquelles certaines jouent leur propre rôle.

Quant à Florence Aubenas, elle n’a pas participé au scénario, a précisé Emmanuel Carrère : « Il a presque fallu la trainer pour lui montrer le film ». S’attendait-il à ce que le film soit présenté à Cannes ? « Pendant le tournage Juliette Binoche avait dit “je suis sure qu’on ira à Cannes”, et elle avait raison ». Et d’ajouter qu’en n’étant pas en lice pour la Palme d’or, « la pression est moindre ».