Transparence. Scénarisation. Et surtout discussion. Tels sont les trois règles d’or d’Anne Émond, qui en connaît un rayon en matière de tournages de scènes d’intimité. En voulez-vous, de la sexualité ? En voilà. Mais pas à n’importe quel prix. Ni surtout n’importe comment. Entretien cru, mais non moins pratico-pratique, autour d’un sujet délicat.

Vous vous souvenez de Nuit #1 ? Le tout premier long métrage d’Anne Émond (2011) débutait sur une scène de près de 15 minutes de sexualité. Quinze minutes de baisers, d’attouchements et, bien sûr, de pénétration, par l’avant, par l’arrière, orgasmes inclus, mesdames et messieurs. Quinze minutes archi-réalistes, pour une scène qu’on devine archi-délicate à tourner. Pardonnez les détails graphiques, mais ce n’est pas anodin. Car le tout s’est néanmoins déroulé dans la bonne humeur. Sans traumatismes. Mais avec professionnalisme. Et surtout, surtout, sans la moindre improvisation. C’est d’ailleurs ici une partie du secret.

« Avec moi, tout est très écrit. La scène dure 15 minutes à l’écran. Il y a 15 pages au scénario. Il n’y a pas d’improvisation », déclare Anne Émond dans un long entretien, franc et sans filtre, sur un sujet dont on parle malheureusement trop peu, et rarement en bien. Pourquoi tant de détails ? « Parce que je pense que c’est irrespectueux de demander à deux acteurs d’improviser, poursuit-elle. Et parce que si on balise assez bien, il y a une plus grande détente [entre les comédiens] et on arrive à de meilleurs résultats. »

PHOTO YANNICK GRANDMONT, FOURNIE PAR METAFILMS

Scène du film Nuit # 1, d’Anne Émond, avec Dimitri Storoge et Catherine De Léan

L’actrice Catherine De Léan, la principale intéressée, confirme : « Ce qui était sécurisant, c’est que tout était scripté », se souvient-elle.

Si je sais à quoi m’attendre, j’entre dans la fiction. Si je ne sais pas, je me sens agressée.

Catherine De Léan, qui interprétait Clara dans le film Nuit #1, d’Anne Émond

Or ici, les moindres détails « en long, en large et en travers » avaient été négociés au contrat (pas de fesses à la caméra, aucun contact entre les organes génitaux, etc.), « et une fois tout ça respecté, c’est sûr que c’est vertigineux, mais ça s’est vraiment bien passé. Dans le rire. Parce que l’équipe était vraiment solidaire. […] On s’en est tenu à ce qui était dit, je n’ai pas senti que mon partenaire en profitait, c’était du travail professionnel, du jeu. Ça s’est bien passé. »

Tout chorégraphier, c’est aussi s’offrir, et offrir aux acteurs, une sorte de « filet de sécurité », reprend Anne Émond. « Ce que tu fais, c’est le scénario qui le demande. »

C’est ma vision. C’est moi qui la porte sur mes épaules. Les acteurs, eux, ils ont la vulnérabilité de leurs corps sur leurs épaules. Mais au moins, les actes et le sens, ce n’est pas eux qui les portent.

Anne Émond, réalisatrice

« Et ça a été discuté, entre trois adultes. » Notez le choix du verbe : la discussion est aussi fondamentale, et c’est en amont qu’elle doit avoir lieu, insiste la réalisatrice. « Il faut de l’honnêteté dans l’étape du scénario et du casting. Un peu comme quand on tourne une cascade. Ça nécessite le même genre de préparation. […] Si c’est assez technique, tu te prépares d’avance. Par exemple : est-ce que l’acteur veut une doublure, etc. »

Parlant de cascades, Anne Émond a eu le réflexe d’embaucher un coordonnateur de cascades pour gérer la scène du viol dans Nelly (2016), une scène dure, violente et, de nouveau, archi-réaliste. « Je ne sais pas si c’est usuel, mais je me disais que ce serait compliqué : il ne faut pas que l’actrice se fasse mal, mais il faut qu’elle ait l’air de se faire mal ! »

PHOTO YAN TURCOTTE, FOURNIE PAR GO FILMS

Mylène MacKay est Nelly dans Nelly, un film signé Anne Émond.

Ce que Mylène MacKay (Nelly) a particulièrement apprécié, c’est que tout était de nouveau « extrêmement chorégraphié » par le cascadeur, « comme une danse », dit-elle. « Le cascadeur fait ça au ralenti avec toi plusieurs fois, on note, on décortique le mouvement, puis après, on intègre la caméra. » Mieux : « Tout était tellement bien préparé en amont avec Anne Émond qu’il n’a pas fallu faire beaucoup de prises. » Parenthèse : seules les scènes à la caméra étaient jouées ici dans la nudité, et les répétitions se sont toutes faites habillé. Dernier, et non le moindre, détail appréciable : Anne Émond a donné un « droit de regard » à l’actrice pour le choix des comédiens avec qui elle aurait des scènes d’intimité (les « clients » de Nelly). « J’ai senti énormément de délicatesse et de respect, confie l’actrice. Il faut dire que le noyau artistique était féminin. Et j’ai senti cette bienveillance. Je ne dis pas que ça n’arrive pas avec des gars, mais j’ai vraiment senti ça, là. »

De l’utilité des coachs

Précision : Anne Émond ne croit pas qu’il y ait forcément ici de mode d’emploi. De règles à suivre. Ou de modèle unique. Pourvu qu’il y ait discussion. « Je n’ai pas de principes sur comment ça doit se faire : quand on est entre artistes adultes, on peut discuter de tout. » Vraiment tout ? Évidemment, pas exactement. Et ça aussi, elle le sait. Le réalisateur a un je-ne-sais-quoi de « tout-puissant », reconnaît-elle. Et l’acteur, de son côté, veut « plaire ». « Si tu es une actrice de 21 ans, devant un réalisateur de 65 ans, connu mondialement, est-ce que tu peux vraiment tout dire ? Peut-être pas. » D’où l’enjeu.

D’ailleurs, avec les enfants, Anne Émond a eu « instinctivement » le réflexe de faire appel à une coach de jeu (Sophie Dupuis), notamment sur le plateau de Nelly, toujours. La coach a été une sorte de tierce partie, question de s’assurer d’un rapport de force juste et équitable. « Elle n’était pas là nécessairement pour les scènes de sexualité, mais surtout pour qu’il y ait un tuyau de communication entre moi et la jeune actrice, pour s’assurer qu’elle ne fasse pas des choses qu’elle ne voulait pas. »

PHOTO YAN TURCOTTE, FOURNIE PAR GO FILMS

Milya Corbeil-Gauvreau interprétait la jeune Nelly dans le film du même nom.

Et elle est ici très claire : « Si j’implique des enfants ou des adolescents, la première chose que j’ai en tête, c’est l’enfant avant tout. Même avant d’avoir en tête mon film. […] Mon idée fixe : ne pas traumatiser les jeunes filles. » En impliquant la coach de jeu, Anne Émond avait de facto une « présence » sur le plateau. Une « présence » pour diriger, encadrer, baliser des scènes parfois très délicates, notamment la scène de masturbation de la jeune Nelly. Milya Corbeil-Gauvreau, qui incarnait Nelly enfant dans cette fameuse scène, s’en souvient encore. « Elle m’apportait tellement de réconfort. Je me sentais tellement plus en sécurité. Oui, je voulais qu’elle soit là. Et ça s’est super bien passé. »

Mais si j’avais commencé avec une mauvaise expérience, j’aurais pu être traumatisée à vie !

Milya Corbeil-Gauvreau

Avant de tourner la scène (« incluse dans l’appel de casting, aucune surprise, tout était dit »), la réalisatrice s’est assurée que la jeune actrice (12 ans à l’époque) était à l’aise, lui a expliqué de quoi il en retournait, mimé les gestes voulus, même parlé avec ses parents. « Tout a été fait dans les règles de l’art », assure l’actrice.

Faudrait-il, comme c’est de plus en plus l’usage sur les plateaux américains, embaucher systématiquement de tels coachs, appelés intimacy coordinators chez nos voisins ? Anne Émond n’a « absolument » rien contre. « Moi, je suis réalisatrice, je ne serais pas à l’aise de faire le centième de ce que les acteurs font, dit-elle. Si c’est ce qu’il faut pour que tout le monde se sente bien, qui suis-je pour juger ça ? » Avec un sourire en coin, elle ajoute : « Moi, je suis pour l’art, sans trop de douleur. » Encore faut-il qu’elle en ait les moyens. « Il y a une prise de conscience à faire de la part des réalisateurs, mais ça ne peut pas être juste sur leurs épaules. Il faut aussi que les producteurs et les institutions [aient cette prise de conscience], il faut se donner les moyens […] et que le coach soit inclus dans les budgets ! », glisse-t-elle.

Anne Émond ne le cache pas. La dernière vague de dénonciations l’a secouée. « Il faudrait qu’il y ait un changement systémique. […] Je n’avais pas nécessairement conscience de tout ça. Mais voyant la vague de témoignages, je pense que je ferai encore plus attention, dit-elle. Mais je ne veux surtout pas qu’on arrête de tourner des scènes comme ça. » Tout le contraire. « Parce que toute représentation du sexe qui n’est pas porno est bienvenue pour moi. On a besoin de ça. Absolument… »