Il y a 10 ans, le regretté Michel Brault m’a accueilli dans sa maison du Vieux-Belœil, en face de la rivière Richelieu. Prenant pour prétexte le 40e anniversaire de la crise d’Octobre, je l’avais convaincu de me raconter la petite histoire de son grand film, Les ordres, qui a pris l’affiche en 1974. Le cinéaste m’avait parlé de sa voix douce et grave, à la fois intarissable et surpris par ma curiosité, pendant près de deux heures. « Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça. Tu ne dois pas trouver tout ça très intéressant ! »

C’était, au contraire, fascinant. Michel Brault a participé à quelque 200 films à titre de réalisateur ou de directeur photo, notamment pour ses amis Claude Jutra (Mon oncle Antoine, Kamouraska) et Francis Mankiewicz (Les bons débarras). Il fut un pionnier du cinéma direct avec ses coréalisateurs Gilles Groulx (Les raquetteurs) et Pierre Perrault (Pour la suite du monde).

En mars dernier, l’émission que je coanime à ARTV, Esprit critique, a sondé une quarantaine de cinéastes, critiques, journalistes et professionnels du cinéma afin d’établir le palmarès des 10 meilleurs films québécois de tous les temps. Michel Brault avait travaillé sur quatre d’entre eux, dont Les ordres, classé au tout premier rang.

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Jean Lapointe dans le film Les ordres, de Michel Brault

Il y a 10 ans, ce cinéaste phare du cinéma direct, humble et réservé, m’avait raconté, avec une flamme dans le regard, quantité d’anecdotes sur le financement (difficile) et le tournage de son chef-d’œuvre, ainsi que sur sa sélection en compétition au Festival de Cannes, où il avait été parrainé par Claude Lelouch. Les ordres avait valu à Michel Brault le Prix de la mise en scène en 1975 (ex aequo avec Costa-Gavras), à la barbe de Martin Scorsese, Werner Herzog, Bob Fosse et Michelangelo Antonioni. Excusez du peu…

« C’est un beau souvenir. Mais des répercussions, il n’y en a pas eu beaucoup, m’avait-il dit en riant. Ce n’était pas comme aujourd’hui. Il y a seulement Pierre Nadeau qui m’a téléphoné pour me féliciter, c’est tout ! Je gagnerais un prix de la mise en scène aujourd’hui que ça sauterait de partout. »

Les ordres, qui sera présenté en ligne gratuitement le 16 octobre dans le cadre du Festival du nouveau cinéma, a failli ne jamais voir le jour. En 1971, les patrons de Michel Brault à l’Office national du film ont refusé de le produire — « probablement pour des raisons politiques », selon lui — et le principal organisme subventionnaire de l’époque (la SDICC, ancêtre de Téléfilm Canada) a refusé de le financer.

Le cinéaste, découragé, n’y croyait plus lorsque, deux ans plus tard, les producteurs Claude Godbout et Guy Dufaux sont tombés par hasard sur son scénario et l’ont convaincu de reprendre le collier. « Je crois qu’ils l’ont trouvé dans un panier », m’a-t-il dit dans un éclat de rire.

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Le cinéaste Michel Brault

C’est pourtant avec la bénédiction et l’appui financier du directeur de la production à l’ONF — et signataire du Refus global — Pierre Gauvreau que Michel Brault s’était lancé, en 1971, dans les recherches menant à son scénario. Il a interviewé une cinquantaine parmi les quelque 500 personnes arrêtées dans la nuit du 16 octobre 1970, lorsque Pierre Elliott Trudeau a eu recours à la Loi sur les mesures de guerre. Leurs droits fondamentaux suspendus, bafoués, plusieurs ont été incarcérés pendant plusieurs jours et certains, quelques mois. La plupart ont été relâchés sans le moindre motif d’accusation.

> Relisez « Récits d’une nuit qui a fait l’histoire »

Michel Brault avait, à l’époque, 42 ans. En lisant les journaux, il a appris que le frère d’un ami de jeunesse avait été arrêté et a découvert les humiliations subies par d’autres victimes des rafles policières. Il a mis la main sur la liste des personnes arrêtées et a pu interroger une cinquantaine d’entre elles, à Montréal, Chicoutimi et Québec, dont Gérald Godin et Pauline Julien. Il a préféré raconter l’histoire de ceux, sans tribune, dont l’histoire était moins connue.

« Je me suis servi de tous ces témoignages pour constituer une sorte de scénario, m’a-t-il expliqué. J’ai tout classé chronologiquement, sur des fiches, en notant des phrases précises et des détails, comme un lacet brisé ou un paquet de chips livré en prison. Je crois que c’est ce qui rend le film réaliste, vivant, humain. » En effet. La scène où le personnage de Clermont Boudreau (Jean Lapointe) pleure en mangeant des chips dans sa cellule est l’une des plus poignantes du cinéma québécois. Tout comme celle où les gardiens de prison font croire à Richard Lavoie (Claude Gauthier) qu’il est sur le point d’être exécuté, inspirée d’un réel traumatisme.

Bande-annonce du film Les ordres

Brault écrit son scénario en seulement 15 jours. Son deuxième long métrage de fiction, après Entre la mer et l’eau douce (également avec Claude Gauthier), raconte l’arrestation et la détention de cinq principaux personnages. Réécrit afin d’obtenir l’aval et le financement de la SDICC, qui reprochait au film de pouvoir être confondu avec un documentaire, Les ordres est réalisé avec un budget d’à peine 250 000 $, auquel contribuent de nombreux indépendantistes, dont Yvon Deschamps.

Deux semaines avant le début du tournage, les producteurs constatent un dépassement de 10 000 $ et proposent au cinéaste de sacrifier une scène, pour laquelle sont prévues plusieurs dizaines de figurants. Brault refuse net. C’est alors qu’il propose à la blague de tourner la moitié du film en noir et blanc, pour économiser des coûts. L’idée, d’abord perçue comme farfelue, colle. Mais contre l’avis de tous, Brault filme la liberté en noir et blanc et la vie carcérale en couleurs. « C’est mon côté gamin ! », disait-il, le sourire espiègle.

Pour se dédouaner auprès des subventionnaires, Michel Brault a aussi l’idée ingénieuse de demander aux acteurs de se nommer à la caméra d’entrée de jeu afin de présenter leurs personnages. Ce procédé original magnifie les performances mémorables de Claude Gauthier, Louise Forestier, Hélène Loiselle, Guy Provost et Jean Lapointe.

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Hélène Loiselle dans Les ordres

Célébré comme un film majeur dès sa sortie à l’automne 1974, Les ordres essuie cependant son lot de critiques, notamment de la part de l’ancien felquiste et journaliste Pierre Vallières, qui reproche à Michel Brault dans les pages du magazine Cinéma Québec d’avoir « manqué son coup » en dépolitisant son œuvre (il jugeait que les dialogues n’étaient pas assez militants). Le chef du Parti québécois et futur premier ministre René Lévesque salue de son côté « un tableau convaincant du « comment de cette honteuse opération d’abaissement collectif », mais regrette que le « pourquoi » et le « qui » ne soient pas évoqués « avec insistance ».

C’est pourtant la subtilité des non-dits et l’absence de dialogues à thèse qui font la force durable de ce film indémodable, d’une profonde vérité, qui illustre de manière on ne peut plus éloquente et choquante la déshumanisation et l’incompréhension du citoyen devant la suspension soudaine de ses droits et libertés et sa détention arbitraire dans un pays dit démocratique.

« Je ne suis pas journaliste d’enquête, m’a dit Michel Brault, qui est décédé trois ans plus tard, à l’âge de 85 ans. Ce n’est pas pour me disculper, mais ce n’est pas mon travail. J’ai fait un film sur l’humiliation. En prenant bien des précautions pour que ce qui est raconté soit authentique. »

L’authenticité était, pour lui, de la plus grande importance. Il considérait d’ailleurs avoir une responsabilité morale envers le public. « Le pouvoir du cinéma est immense. On peut arriver à s’emparer des consciences. Quand on fait des films, on n’a pas la mission d’enflammer les esprits. On a plutôt une mission de réflexion et de contemplation. Je crois fermement qu’il est très dangereux pour un cinéaste de faire un film sur des évènements historiques. Parce que dès que le film de fiction est réalisé, il remplace l’histoire de manière sournoise. »

Je lui avais avoué, au risque de le vexer, que les images des Ordres – que j’ai si souvent vues — s’étaient en quelque sorte substituées dans mon esprit à celles de la crise d’Octobre, que je n’ai pas connue. « C’est vrai ? m’avait-il demandé. Tu me donnes des frissons. On n’est pas conscient de ça quand on fait un film, même si on sent qu’on a une responsabilité. Sa réelle importance ne nous apparaît que plus tard. »