Jeudi, le mot-clic le plus populaire dans le monde sur le réseau social Twitter était #CancelNetflix. Pourquoi « annuler Netflix » ? Parce que le géant américain diffuse depuis mercredi le premier long métrage indépendant d’une jeune cinéaste française d’origine sénégalaise, Maïmouna Doucouré. Et que son film, Mignonnes (Cuties en version anglaise), selon quantité d’ultraconservateurs américains, exploite des enfants et encourage la pédophilie.

La controverse autour de Mignonnes fait rage depuis que Netflix a publié il y a trois semaines l’affiche promotionnelle du film : quatre préadolescentes court vêtues et fardées comme les Spice Girls d’une autre époque, dans des poses suggestives. Netflix s’est excusé de sa mise en marché racoleuse, ce qui n’a pas empêché deux pétitions, signées par plus de 500 000 personnes, d’appeler la populaire plateforme à retirer le film de son catalogue (ni Maïmouna Doucouré de recevoir des menaces de mort).

La plupart des signataires décrient un film qu’ils n’ont pas vu. L’ironie de la controverse entourant la campagne de Netflix, en particulier sa bande-annonce, c’est que celle-ci est assez représentative du film de Maïmouna Doucouré, qui a voulu dénoncer l’hypersexualisation des préadolescentes en dépeignant le phénomène sous toutes ses coutures. Mignonnes est un récit d’apprentissage troublant, qui montre la réalité telle qu’elle est, sans trop l’édulcorer. Mais comme on sait, la vérité choque…

On peut d’ailleurs présumer que la grande majorité de ceux qui se disent scandalisés par Netflix cette semaine ne prendront pas la peine de voir ce film français qui a remporté le prix du jury de la meilleure réalisation au plus récent festival de Sundance. Il ne faudrait pas leur dire que Mon oncle Antoine de Claude Jutra et À ma sœur ! de Catherine Breillat sont offerts ces jours-ci sur une autre plateforme de cinéma américaine, The Criterion Channel. Leur tête partirait en vrille comme celle de Linda Blair dans The Exorcist…

Ce que cette polémique met surtout en lumière, c’est l’hypocrisie américaine. Royaume des puritains et de la pornographie juvénile, du God Bless America chanté dans les concours de beauté pour fillettes de 6 ans, où les adeptes de la théorie du complot QAnon, convaincus que l’élite progressiste est gangrenée par la pédophilie, votent pour Donald Trump, qui aimait se rincer l’œil en coulisses pendant que les concurrentes de Miss Teen USA enlevaient leur bikini.

Maïmouna Doucouré a fait un an et demi de recherches auprès de préadolescentes, afin de comprendre leur désir d’émulation de stars de la pop hypersexualisées à la Cardi B, leur obsession des like sur les réseaux sociaux ou encore leur curiosité pour la pornographie. On sent cette vérité dans son scénario, raconté du point de vue de sa principale protagoniste, Aminata, 11 ans, qui vient d’emménager dans le HLM d’un quartier du nord de Paris avec sa mère, immigrée sénégalaise, et ses petits frères.

Amy comprend que le soudain chagrin de sa mère est causé par son père, parti chercher au Sénégal une seconde épouse. Et découvre dans l’appartement une chambre interdite, clinquante, qui s’apprête à accueillir les nouveaux mariés. Devant ce qu’elle perçoit comme une soumission de sa mère à la tradition patriarcale, plongée dans une crise identitaire, Amy a le réflexe de se rebeller et se joint à une troupe de danse improvisée (« Les Mignonnes » du titre du film), formée de filles de son école.

La petite bande de préadolescentes prépare un concours de danse en s’inspirant des chorégraphies lascives de vidéoclips de hip-hop. Ces fillettes sont pressées de devenir des femmes et de se transformer en sœurs Kardashian. Elles jouent de la séduction sans en comprendre les mécanismes. Le sexe les dégoûte et les fascine. Elles sont à la fois ingénues et immatures, attendrissantes et exaspérantes, mignonnes et choquantes. Manipulées, sans le savoir, par la culture dominante.

Fuyant son carcan familial et la rigueur de l’islam, en quête de reconnaissance à l’école et sur les réseaux sociaux, Amy propose aux Mignonnes pour la finale du concours une chorégraphie encore plus suggestive, où le twerk est à l’honneur. Mais est-ce bien le type d’émancipation qu’elle recherche ?

Maïmouna Doucouré a elle-même grandi dans une famille musulmane polygame de 10 enfants, dans le 19arrondissement de Paris, quartier où elle a tourné son film. La cinéaste de 35 ans met en scène ce choc des cultures entre deux extrêmes. Entre les valeurs conservatrices de sa culture traditionnelle sénégalaise (pudeur, soumission, modestie) et les valeurs libérales de sa culture française (semblants de liberté, égalité et fraternité). Entre une grand-tante qui souhaite à Amy, alors qu’elle vient d’avoir ses règles, de bientôt se trouver un mari, et les pubs télé françaises hypersexuées, où des femmes en sous-vêtements susurrent de leurs voix éthérées quelle marque de yogourt acheter.

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Maïmouna Doucouré, réalisatrice de Mignonnes

Pour Maïmouna Doucouré, il s’agit manifestement des deux côtés d’une même pièce, déterminée par les injonctions de l’homme. Obéir ou plaire, mais toujours, peu importe son âge, se soumettre aux diktats du patriarcat. En revêtant un costume : le voile ou la robe traditionnelle d’un côté, la jupe très courte et le crop top moulant de l’autre.

L’objectification de la femme est aussi une forme d’oppression, rappelle la cinéaste. Pas seulement la religion. Ce qu’évoque une scène très forte, dans laquelle Amy danse, en transe, pour se soumettre à une forme d’exorcisme commandée par un vieux sage, rappelant par ses gestes une chorégraphie de vidéoclip.

Les jeunes actrices, toutes à leur première expérience devant la caméra, sont naturelles et bien dirigées. Mais leurs personnages, même s’ils sont attachants, sont assez grossièrement dessinés. Le premier long métrage de Maïmouna Doucouré, singulier, n’est pas sans maladresses. S’il n’est ni manichéen ni moralisateur, son intention n’est pas claire, sinon à la toute fin, alors que la cinéaste semble dire : laissons les fillettes être des fillettes.

On peut comprendre ce qui a choqué les conservateurs. La cinéaste, qui a une formation en biologie, braque sa caméra avec insistance sur les gestes et les corps des préadolescentes, pour déstabiliser, déranger, créer des malaises. Et, bien sûr, provoquer la réflexion.

L’importance de qui pose le regard est ici primordiale. Il s’agit du récit semi-autobiographique d’une artiste féministe, comme l’était du reste le court métrage Maman(s), qui a révélé Maïmouna Doucouré à Sundance et lui a valu un César en 2017. Si le film avait été réalisé par un homme, on aurait sans doute raison de percevoir Mignonnes comme un Lolita nouveau genre.

S’il faut expliciter son contexte pour bien le comprendre, le film rate-t-il sa cible ? La question se pose. La controverse aura au moins l’avantage d’éclaircir les intentions de la cinéaste. Maïmouna Doucouré aura du reste toujours un avantage sur ses détracteurs. Celui d’être honnête, rigoureuse et de bonne foi dans sa démarche.