(Paris) Dans la veine réaliste et sociale qui a établi leur réputation, les frères Dardenne abordent cette fois la délicate question du radicalisme chez de jeunes musulmans épousant des valeurs intégristes. Le jeune Ahmed est né de la volonté d’explorer, dans un sentiment d’urgence, un thème apparemment sans issue. Entretien.

Ils s’en parlaient depuis des années. Jean-Pierre et Luc Dardenne se sont longtemps demandé comment choisir un angle pouvant les mener au thème de la radicalisation. Les évènements s’étant précipités, les deux cinéastes belges, qui font partie du club très sélect des doubles lauréats de la Palme d’or du Festival de Cannes (Rosetta en 1999 et L’enfant en 2005), ont décidé de se lancer.

« Quand les attentats terroristes se sont rapprochés de nous, autant en Belgique [Musée juif de Belgique, aéroport de Bruxelles] qu’en France [Charlie Hebdo, Bataclan], on s’est dit qu’il était temps de faire ce long métrage, explique Jean-Pierre Dardenne au cours d’un entretien accordé à La Presse au début de l’année à Paris. Comme un certain nombre de films ont déjà abordé le sujet, nous avons essayé de raconter comment un garçon qui entre à peine dans son adolescence peut se radicaliser. Et voir ensuite s’il est possible – ou pas – de se sortir de cet endoctrinement. »

Une écriture plus difficile

Ahmed a 13 ans. Ce garçon au visage d’ange grandit en Belgique au sein d’une famille musulmane où, le père étant disparu, la mère élève ses enfants dans le respect des valeurs occidentales, sans appuyer sur la religion. Mais il y a ce cousin « martyr », parti faire le djihad en Syrie. Et il y a cet imam, de qui Ahmed se rapproche de plus en plus. Très vite, les femmes deviennent des « impures » à ses yeux. Il ne voudra plus serrer la main à son éducatrice, qui le suit pourtant depuis des années. Il reprochera à sa sœur de s’habiller « comme une pute », à sa mère de trop aimer boire…

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Myriem Akheddiou et Idir Ben Addi dans Le jeune Ahmed, de Jean-Pierre et Luc Dardenne

« Au stade d’endoctrinement où il en est, Ahmed ne peut plus dévier de sa trajectoire, ajoute Luc Dardenne. Le fanatisme religieux ou idéologique l’imprègne profondément, surtout qu’il en est à une époque de sa vie où il est très influençable et que seule la parole de l’imam compte pour lui. Sur le plan de l’écriture, ce fut un problème pour nous. Dans nos films, nous décrivons habituellement des personnages enfermés dans quelque chose, mais qui finissent par se libérer grâce à des rencontres. Là, les rencontres se soldent chaque fois par un échec. Nous ne voulions pas non plus tomber dans le romanesque, car les exemples probants de jeunes qui s’extirpent de la radicalisation restent encore très rares. »

Se documenter, plus que d’habitude

En Belgique, il n’existe pas de centres spécifiquement destinés aux jeunes radicalisés. Les peines d’emprisonnement pour les mineurs sont aussi interdites. À la suite d’un incident, Ahmed se retrouve ainsi dans ce qu’on appelle un « centre fermé ». C’est là qu’aboutissent des jeunes ayant commis des actes de délinquance de toute nature. Avant d’écrire leur scénario, les frères Dardenne se sont beaucoup documentés en rencontrant notamment différents intervenants. Un consultant spécialiste de l’Islam était présent sur le tournage.

« On se documente toujours beaucoup, mais là, il est vrai que nous l’avons fait un peu plus que d’habitude », fait remarquer Jean-Pierre Dardenne.

PHOTO LOÏC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Habitués du Festival de Cannes, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont pu ajouter l’an dernier un laurier supplémentaire à leur collection en remportant le prix de la mise en scène grâce à leur film Le jeune Ahmed.

Ce qu’on peut trouver sur l’internet est effroyable. On entend les imams radicalisés, on lit ce qu’ils écrivent, on constate la rhétorique qu’ils utilisent pour séduire les jeunes et les recruter.

Jean-Pierre Dardenne

« Et puis, viennent ensuite les questions que les jeunes posent sur toutes sortes de sujets : ce qu’ils ont le droit de manger, de porter comme vêtements, sur la sexualité, sur ce qu’ils ont le droit de faire et l’obligation de ne pas faire », poursuit Jean-Pierre Dardenne.

Idir Ben Addi, l’interprète d’Ahmed, a été choisi parmi une centaine de candidats. Le jeune comédien s’est présenté le premier jour et a immédiatement séduit les cinéastes, même si ces derniers ont rencontré plusieurs autres aspirants par la suite.

« Nous l’avons aimé tout de suite ! s’exclame Luc Dardenne. Un autre candidat nous a aussi intéressés, mais Idir, en plus d’avoir quelque chose qui nous plaisait dans sa personne, avait aussi la capacité de bien jouer le personnage. Sa posture physique, sa façon de marcher, de bouger, tout ça a été pris en compte. Il a encore l’air d’un enfant. »

L’envie de baisser les bras

Les cinéastes ont été investis d’une espèce de mission. Comme si les évènements tragiques ayant marqué l’Europe et le monde au cours des dernières années les avaient forcés à aborder l’épineuse question de la radicalisation.

« On dit souvent qu’on essaie de faire des films qui posent un regard sur le monde d’aujourd’hui en souhaitant que le spectateur ait de l’empathie pour nos personnages. Là, nous nous sentions le devoir de nous confronter à cette réalité, histoire de voir ce qu’on pouvait bien en dire. Ça nous a pris deux ans. À un moment, nous avons eu envie de baisser les bras parce que nous avions plein de doutes. On avait l’impression que rien ne fonctionnait, que le film allait n’intéresser personne. Notre ami producteur français [Denis Freyd] nous a remis le pied à l’étrier. »

Oui à Netflix, non à son modèle

Lauréats du prix de la mise en scène au Festival de Cannes l’an dernier grâce à ce film, les frères Dardenne ont par ailleurs des idées très claires à propos de l’arrivée des plateformes dans le monde de la diffusion du cinéma, notamment Netflix.

« Le lieu de diffusion du cinéma fait partie intégrante de son processus de création, précise Jean-Pierre Dardenne. Quand on fait un film de cinéma, il est destiné au grand écran. Que des films soient destinés à d’autres supports, comme la télé ou des plateformes, très bien, mais une plateforme comme Netflix fait quand même preuve d’hypocrisie, dans la mesure où, à quelques rares exceptions près, elle tient à garder l’exclusivité de la diffusion des films sans les sortir en salle. En même temps, elle s’immisce dans les festivals de cinéma parce qu’elle a besoin de cette reconnaissance symbolique. Je ne trouve pas ça bien. »

On nous proposerait de réaliser un film pour Netflix – ce n’est pas arrivé – que nous refuserions.

Jean-Pierre Dardenne

Quand on leur fait remarquer que de grands cinéastes comme Alfonso Cuarón et Martin Scorsese déclarent que des films comme Roma ou The Irishman ne pourraient exister sans Netflix, les deux cinéastes estiment que des principes élémentaires devraient quand même être respectés.

« Même s’il s’agit d’un film qu’on rêve de faire depuis 50 ans, c’est une erreur de le faire avec les conditions qu’impose Netflix, tranche Luc Dardenne. Quand on s’appelle Cuarón ou Scorsese, on peut négocier. Peut-être ont-ils d’ailleurs essayé, je n’en sais rien, mais, s’il vous plaît, laissez le film au moins trois mois dans les salles. De grands cinéastes comme Cuarón ou Scorsese ne devraient pas laisser passer ça. Je préfère l’attitude d’Iñárritu [Birdman, The Revenant], et d’autres, qui ont dit non. Il ne s’agit pas d’être contre Netflix, parce que ça fait partie des nouveaux modèles de diffusion et il faudrait être idiot pour refuser la technologie et être contre le cours de l’histoire. Je pense toutefois qu’il serait possible de forger une alliance entre les plateformes et les salles. Laissons un temps de diffusion pour le grand écran, c’est tout. »

Présentement en salle

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