Les jours les plus sombres de la pandémie étant derrière nous, les salles obscures ont officiellement repris du service vendredi. Timidement, les sièges distanciés ont accueilli quelques cinéphiles fuyant la chaleur et recherchant cette expérience que les écrans domestiques n’ont pu leur offrir durant le confinement : une grande toile envoûtante. Incursion silencieuse dans les salles québécoises.

« Soyez le bienvenu ! », clame cérémonieusement le portier du cinéma Cineplex Odeon Quartier Latin, s’inclinant avec les bras grands ouverts, comme si nous étions un rare invité depuis longtemps attendu. Et quelque part, c’est un peu le cas : les salles de projection du Québec ont rouvert leurs portes vendredi, accueillant quelques poignées de clients venus repeupler des salles dégarnies.

Au cinéma Beaubien, quelques cinéphiles seulement s’étaient retrouvés pris dans la toile, mais ça n’a rien d’anormal aux yeux du propriétaire des lieux. « C’est plutôt tranquille, mais ça l’est toujours les vendredis matins ! Ça va bien, quand même. Maintenant, il s’agit de mettre de bons films sur les écrans », rit Mario Fortin, directeur général des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée. Bien entendu, les grands moyens ont été déployés pour respecter les consignes gouvernementales : file d’attente et désinfection des mains, rappel des mesures sanitaires par les employés et à l’écran, distanciation entre les sièges. Le cinéma de quartier a également dû instaurer un système de réservation en ligne, précise M. Fortin.

En salle 3, une dizaine de spectateurs largement disséminés guettent le début d’Un fils, drame familial se déroulant en Tunisie. Leur premier film sur grand écran depuis le 15 mars.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Zouhir Louchem

Enfin ! On attendait énormément cette réouverture. Je préfère de loin voir les films en salle et j’aime venir ici voir ceux avec un côté plus “social”.

Zouhir Lachem, venu de Notre-Dame-de-Grâce pour assister à la séance

Dans le petit hall d’entrée, Caroline Dufresne, résidante du quartier Rosemont, était d’humeur à s’offrir un ciné plus léger, attendant la projection de Docteur ?, une comédie française. « J’ai le goût d’écouter des films drôles, c’est devenu plus important après le confinement », confie celle qui fréquente régulièrement le cinéma Beaubien. « Je surveillais la réouverture, car c’est une de mes sorties habituelles. Là, mon cinéma, je l’apprécie encore plus. C’est essentiel, c’est un symbole de culture dans le quartier. »

La reprise paraît timide, mais en soirée, davantage de réservations avaient été passées, a assuré Alain Langlois, directeur des opérations du cinéma Beaubien.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Des cinéphiles se sont ennnuyés de regarder un film dans une salle sombre avec du pop-corn.

Béni soit le pop-corn

« Ah ! Un bon pop-corn ! », lance à travers son masque Bertrand Laverdure, les bras chargés d’une boisson et d’un paquet de maïs soufflé, traversant les couloirs quasi déserts du Cineplex Odeon Quartier Latin, direction le film Les nôtres. Mais ce qui a le plus manqué à ce passionné du septième art, c’est bien sûr l’expérience de l’écran XXL.

Netflix et les autres diffuseurs, c’est bien, mais c’est insuffisant. Moi, c’est en salle que j’aime vivre le cinéma. C’est un peu l’église des athées !

Bertrand Laverdure, spectateur réjoui de retrouver les fauteuils de cinéma

Dans la salle, seules deux autres ouailles étaient venues pour la Sainte-Séance. Mais avec ces contraintes et mesures sanitaires, l’atmosphère a-t-elle changé dans l’auguste enceinte ? « Pas tant. Ça fait de trois à quatre mois qu’on se lave les mains et que l’on va au supermarché avec des sens uniques, on s’est habitués », considère-t-il.


Pour d’autres, la réouverture des cinémas rime avec bulle d’oxygène. Mathieu et Anne-Marie Groussard, entrepreneurs dans la restauration et la livraison à domicile, ont sévèrement trimé ces derniers mois, ne dévorant que peu de films à domicile. Après le virus, ils se sont offert un Docteur ? dès la réouverture des salles. « C’est bon pour le moral ! », affirment ceux qui visionnent habituellement de trois à quatre toiles par mois. « Les consignes sont vraiment bien respectées, on est vraiment bien espacés. VRAIMENT espacés », indique Mathieu, surpris par le nombre de spectateurs relativement élevé dans leur salle. Au moment de sortir du cinéma, les portes résistent et couinent. « Ça fait trois mois qu’elles n’ont pas été ouvertes, c’est pour ça ! », blague le portier.

Le défi de la programmation

Si les cinémas québécois ont pris très au sérieux les mesures sanitaires, ce qui leur impose des défis inédits pour cette réouverture (les réservations de siège sont devenues la norme), ils ont dû aussi jongler avec le chamboulement des programmations. À l’affiche, de nombreux films dont la vie avait été brutalement écourtée par la pandémie, comme Les nôtres (sorti le 13 mars), 14 jours 12 nuits, Papicha ou Mafia Inc.

On remet certains films pour leur permettre de finir leur carrière dignement, puis on a établi un calendrier dans les prochaines semaines pour ne pas créer de congestion avec les nouveautés.

Mario Fortin, directeur général des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée, qui prévoit quelques comédies d’été à regarder au frais.

« Actuellement, nous avons la même programmation que lors de la fermeture et avons ajusté nos prix en conséquence. On a amené quelques nouveautés cette semaine », indique Daniel Séguin, directeur général de Cineplex pour le Québec, qui prévoit la reprise d’un rythme de croisière à partir d’août. Pour l’instant, 8 cinémas du réseau sur 20 sont ouverts ; les autres ne sauraient tarder.

Selon Alexandre Hurtubise, coordonnateur du Comité de relance du cinéma au Québec, les productions locales ont un rôle clé à jouer dans cette reprise. « On est chanceux de pouvoir compter sur une cinématographie nationale très forte pour cela. On prend du rythme, Suspect numéro un sera la première sortie d’envergure d’un film québécois et pourrait devenir un pilier », dit celui qui est aussi copropriétaire de deux cinémas à Sherbrooke et à Rimouski. « C’est la poule et l’œuf, il fallait ouvrir à un certain moment, créer un momentum et montrer que les gens reviennent. Ce n’est pas juste à l’échelle du Québec, c’est un écosystème où tout est lié. On ne peut pas se permettre d’attendre les premiers gros films américains pour ouvrir, parce que les distributeurs veulent attendre qu’un certain nombre de gens reviennent en salle avant de le faire », conclut-il.