Le monde du cinéma français est en feu depuis que l’actrice Adèle Haenel a brisé l’omerta en novembre dernier à Mediapart, en accusant le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel et d’attouchements alors qu’elle avait moins de 15 ans. 

La prise de parole d’Adèle Haenel, devenue la figure de proue du mouvement #metoo du milieu cinématographique en France, a culminé lors de la dernière cérémonie des Césars, où le film J’accuse, de Roman Polanski, dominait les nominations. L’actrice a quitté la salle avec éclat, en lançant à haute voix : « La honte ! », suivie par d’autres, lorsque le César de la meilleure réalisation a été remis à Polanski.

Depuis cette soirée catastrophique, la crise ne se calme pas. Il fallait s’y attendre. On ne sait pas à quoi l’organisation a pensé, parce qu’en fait, ces nominations étaient déjà la bougie d’allumage en suscitant de vives protestations et la démission en bloc de la direction de l’Académie des Césars, deux semaines avant la cérémonie, que toute l’équipe de J’accuse a préféré boycotter.

PHOTO CHRISTOPHE ENA, ASSOCIATED PRESS

L’actrice Adèle Haenel à son arrivée à la cérémonie des Césars

Roman Polanski a longtemps trôné dans mon panthéon personnel de cinéastes. Répulsion, Rosemary’s Baby, Chinatown, Le locataire, Le pianiste – tous des films que j’ai vus plusieurs fois, avec énormément d’admiration et que je reverrais. 

Je fais partie de celles qui croient qu’on ne peut pas renier, après coup, les émotions et les souvenirs que les œuvres ont laissés en nous, quand bien même on découvre après que leurs créateurs étaient de parfaits salauds. 

J’ajouterais que, si je comprends les distributeurs au Québec de ne pas vouloir de problèmes en achetant les droits de J’accuse, c’est une décision qui m’irrite, car elle infantilise le public. J’aurais vraiment aimé savoir par moi-même si ce film méritait à ce point autant de nominations et la disgrâce des Césars.

Mais, depuis quelques années, j’ai fait mes adieux à Polanski. Parce que je l’ai déjà défendu, à une autre époque, concernant le viol de Samantha Geimer, en 1977, qui avait alors 13 ans. Je n’en suis pas très fière, d’ailleurs. Le gars avait reconnu sa culpabilité, avant de fuir à l’étranger un procès qu’il estimait injuste. 

Par la suite, Samantha Geimer lui a pardonné et l’a même défendu — encore récemment, elle a dénoncé le traitement qu’on lui faisait subir dans sa seule entrevue accordée après le scandale des Césars. Ça fait des années qu’elle veut passer à autre chose, et je respecte ça. 

Si j’ai été autrefois complaisante envers Polanski, ce n’est pas seulement parce que j’aimais ses films, mais aussi parce que, dans ma tête, sans rien excuser de ses actions, je me disais que c’était possible qu’il ait dérapé un soir, dans un contexte social plus permissif. En plus, sa victime lui pardonnait. 

Je pensais à son parcours, lui qui a vu une partie de sa famille assassinée à Auschwitz, qui a vécu enfant des années de vagabondage en solitaire pendant la Seconde Guerre mondiale et connu l’horrible massacre de sa femme Sharon Tate par la secte de Charles Manson. 

En fait, je le trouvais résilient, et je me disais que ça se pouvait, un soir de déchéance, qu’il ait perdu la carte, avec un tel passé. 

Néanmoins, lors d’une rencontre de presse avec les artisans du film Oliver Twist que j’avais couverte aux États-Unis en 2005, rencontre à laquelle il ne participait pas puisqu’il est toujours menacé d’être arrêté en sol américain, autour de la table où j’étais, j’avais été la seule à évoquer l’affaire Geimer, qui expliquait son absence. Le froid que ça avait jeté, je vous dis pas. On m’avait servi un « pas de commentaire » avec des poignards dans les yeux. C’était l’éléphant dans la pièce. 

Mais depuis, maintes femmes ont accusé Roman Polanski d’agressions sexuelles, parmi lesquelles Charlotte Lewis, Marianne Barnard, Renate Langer et Valentine Monnier. 

Un moment donné, on se réveille.

Alors, dans la foulée du mouvement #metoo, avec Weinstein qui vient d’être condamné aux États-Unis, ces nominations et ces récompenses comme si de rien n’était sont évidemment perçues comme une provocation. 

Devant l’outrage, l’écrivaine Virginie Despentes a écrit le texte le plus vitriolique sur l’Académie des Césars que j’ai jamais lu : « Désormais, on se lève et on se barre ». Un vrai pamphlet. 

Prenez le temps de lire ça : « Adèle se lève et elle se casse. Ce soir du 28 février on n’a pas appris grand-chose qu’on ignorait sur la belle industrie du cinéma français par contre on a appris comment ça se porte, la robe de soirée. À la guerrière. Comme on marche sur des talons hauts : comme si on allait démolir le bâtiment entier, comment on avance le dos droit et la nuque raidie de colère et les épaules ouvertes. La plus belle image en 45 ans de cérémonie — Adèle Haenel quand elle descend les escaliers pour sortir et qu’elle vous applaudit et désormais on sait comment ça marche, quelqu’un qui se casse et vous dit merde. Je donne 80 % de ma bibliothèque féministe pour cette image-là. » 

Dans ce texte, Despentes parle de cash, de pouvoir, d’impunité, de mensonges, de domination. On voit bien comment ça se développe en ce moment. Ceux et celles qui prennent la défense de Polanski aujourd’hui appartiennent tous à la catégorie A, l’aristocratie du cinéma (Lambert Wilson, Jean Dujardin, Fanny Ardant, etc.). Ses défenseurs dénoncent un lynchage, mais accablent à leur tour l’animatrice Florence Foresti, qui ne s’est pas gênée pour souligner le malaise, et qui a carrément quitté la soirée après le prix à Polanski. 

On tente de noyer le poisson en ramenant le passé gênant du réalisateur des Misérables, Ladj Ly, condamné à trois ans de prison pour complicité d’enlèvement et de séquestration dans une sordide histoire de crime d’honneur, dénonçant un « deux poids, deux mesures » des féministes.

Au-delà des allégations d’agressions sexuelles qui entourent le cinéaste, ce qui me pue encore plus au nez est que, dans la catégorie de la meilleure réalisation, en 45 ans de Césars, une seule femme a été récompensée : Tonie Marshall pour Vénus Beauté (Institut) en 2000. Juste une. 

Tandis que l’Académie n’a jamais été chiche envers Polanski : il est le cinéaste le plus primé de l’histoire des Césars. Ça n’aurait fait de mal à personne qu’il passe son tour, surtout dans ce contexte.

Cette année, dans les nominations de cette prestigieuse catégorie, il y avait Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, film dans lequel Adèle Haenel et Noémie Merlant brillent comme des diamants. 

C’était le moment de faire un geste fort, d’envoyer un message et, en plus, remettre ce prix à Sciamma n’aurait pas été une « bonne action » condescendante, un prix remis par pitié qu’on aurait pu contester ensuite, parce que, comme disent les Français, ce film-là est un « putain de chef-d’œuvre ». J’ai quasiment sangloté devant tant de beauté. Ça m’a rappelé le choc de La leçon de piano, de Jane Campion. 

Au lieu de ça, on a préféré foutre le feu, et le brasier n’est pas près de s’éteindre. Tant pis pour les Césars.