Film-choc de Michel Brault sorti en 1974, Les ordres raconte l’histoire de cinq personnages arrêtés et emprisonnés à la suite de l’adoption, le 16 octobre 1970, de la Loi sur les mesures de guerre. Pour alimenter son scénario, le cinéaste a interviewé une cinquantaine des quelque 500 vraies personnes arrêtées. Les archives de ces interviews troublantes se trouvent à la Cinémathèque québécoise. La Presse les a consultées.

Sur des centaines de pages de format 8 ½ x 14, les récits des hommes et femmes arrêtés, parfois brutalisés, emprisonnés et interrogés en vertu de la Loi sur les mesures de guerre s’alignent dans une écriture serrée.

Ces témoignages ont été tapés à la machine à écrire d’après des entrevues enregistrées en 1970 et en 1971 aux quatre coins du Québec.

D’un compte rendu à l’autre, il existe un fil conducteur très net. Tous s’amorcent avec l’irruption brutale de policiers dans les résidences des suspects, peu après 4 h du matin dans la nuit du vendredi 16 octobre 1970.

C’est effectivement à 4 h cette nuit-là que le décret du gouvernement fédéral a été adopté. Avec ce pouvoir d’arrestation sans mandat, les policiers ont été prompts à intervenir.

« Vers 5 h du matin, j’ai été réveillée avec la sonnette à la porte d’en avant, raconte L*. C’est une cloche. J’ai commencé à me réveiller. On devenait impatient ; des coups de sonnette très rapprochés. Ç’a réveillé le plus vieux des enfants. »

Plus loin, elle poursuit : « Il y avait deux policiers en arrière qui avaient défoncé la porte, brisé la vitre, rentré dans la cuisine et pointé le pistolet à C. […] Ils avaient des sacs de plastique vert et commençaient à [les] remplir avec des dossiers. »

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Le cinéaste Michel Brault en octobre 1986

Dans une autre entrevue, un homme raconte le traumatisme vécu par un de ses enfants. « Moi j’expliquais, les messieurs [policiers] cherchent quelque chose, c’est pas grave et là, ils s’en vont dans sa chambre et il [son fils] dit : ‟Qu’est-ce qu’ils font les messieurs, ils s’en vont dans ma chambre. […] Ils sont pas gentils les messieurs, hein papa, ils touchent à mes nounous.” »

Ce même père ajoute que la chambre de son cadet n’a pas été épargnée. « Ils ont fouillé dans le matelas du bébé. Le bébé, il a fallu le lever. »

Ainsi vont plusieurs témoignages. Des coups sourds et répétés aux portes. Des occupants réclamant de voir les mandats de perquisition. Des policiers rétorquant que ce n’est plus nécessaire, car la Loi sur les mesures de guerre est en vigueur.

Des bibliothèques, des tablettes et des tiroirs se vident d’un coup. La paperasse virevolte dans les airs. Les policiers suspectent tout et n’importe quoi.

« Ils ont fouillé autour du bol de toilette », lance l’un.

« Ma caricature de De Gaulle Messieurs les Anglais, tirez les premiers qu’ils déchirent, j’appelle ça du vandalisme de la part de la police », dit un autre.

« Ils regardaient en dessous des assiettes ; dans le frigidaire, ç’a été la même chose. Ils ont même fouillé où tu mets la glace », lance une femme.

« Ils prenaient des lettres personnelles, des lettres d’amour, dit C., une femme. […] Ils ont emporté 11 caisses de chez nous. »

« Ils ont fouillé jusque dans les théières », enchaîne une autre personne.

Les enfants pleurent. Les arrestations sont arbitraires. Des lampes de poche sont braquées sur des visages apeurés. Des policiers sont lourdement armés.

Les enfants voulaient venir en prison avec moi, dit une mère. Mais j’avais peur que s’ils me laissaient amener mes enfants, ils les mettraient dans les mains du bien-être social.

Témoignage recueilli par Michel Brault

Certaines arrestations, il faut le reconnaître, se déroulent dans un calme relatif. Ainsi, un couple raconte que les policiers n’avaient pas d’armes à feu (seulement des matraques, selon R.) et qu’après avoir fouillé, ils ont offert de remettre les choses à leur place… mais pas dans le même ordre !

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le comédien Jean Lapointe dans le film Les ordres.

« On était assis. Y étaient quand même assez polis, chez nous. Y ont rien brisé », lance M., la femme d’un couple. « Je pense qu’y étaient même péquistes », dit G., son mari.

Cette allusion aux « péquistes » est importante, car les nationalistes, militants gauchistes et indépendantistes de tout acabit ont été particulièrement visés par les rafles. Au Parti québécois d’ailleurs, plusieurs permanents et militants s’organisaient pour que les listes des membres ne tombent pas entre les mains de policiers.

Un homme, G., souligne l’hilarité générale dans sa cuisine alors que la police fouillait et que la radio jouait. « Au moment où on me permet de prendre un café avant de m’amener, c’est de l’horoscope. Lorsqu’on arrive au scorpion, on dit ‟méfiez-vous aujourd’hui parce que vous aurez des embêtements”. C’était la seule chose à peu près qui a déridé tout le monde parce que c’était très drôle. »

Certains individus arrêtés narguent carrément les policiers. Ils affirment, hilares, ne pas cacher de la dynamite ou de la marijuana dans des pots de fleurs.

Un film célébré à Cannes

Une fois la Loi sur les mesures de guerre décrétée par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau, un total de 497 personnes soupçonnées d’être membres ou sympathisants du Front de libération du Québec (FLQ) ont été arrêtées par les policiers partout au Québec. Leur temps de détention a beaucoup varié, allant de quelques heures à 21 jours, comme le permettait la loi. Ceux qui ont été accusés sont demeurés plus longtemps derrière les barreaux.

Plusieurs personnes arrêtées étaient connues du public : le syndicaliste Michel Chartrand, la chanteuse Pauline Julien, les poètes Gaston Miron et Gérald Godin, les felquistes Pierre Vallières et Charles Gagnon, le docteur Serge Mongeau, l’avocat Robert Lemieux, le journaliste Nick Auf der Maur, etc.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Chartrand, en compagnie de son épouse Simonne Monet-Chartrand, lors de sa libération du centre de détention Parthenais

La synthèse des témoignages compilés par Michel Brault trouve son écho à travers les cinq principaux personnages (fictifs) du film récompensé du prix de la mise en scène au Festival de Cannes de 1975. À commencer par celui de Clermont Boudreau incarné par Jean Lapointe, un travailleur du textile, syndicaliste et chauffeur de taxi dont le séjour derrière les barreaux sera éprouvant.

La détention en point d’interrogation

Plusieurs des témoignages recueillis s’attardent justement aux conditions de détention. Les hommes sont amenés aux prisons d’Orsainville (Québec) et Parthenais (Montréal). Les femmes, nombreuses, sont envoyées à Tanguay où, selon ce qu’on comprend des témoignages, les conditions de détention sont moins lourdes que chez les hommes.

Pour ces derniers, les interrogatoires sont serrés et souvent menés dans des conditions difficiles, alors que les prisonniers sont épuisés.

L’un d’eux raconte : « Ils ont dit écoute C., mon câlisse, mon tabarnak, t’es pas sur la rue XXX à XXX avec ta gang de bourgeois, là on va te parler dans la face. Et ils commencent l’interrogatoire. »

Après la bastonnade, ils m’ont envoyé dans un deuxième corridor, mais sans mon linge. En fait, c’était dans le cachot, avec seulement un short. C’est froid parce que tu es couché sur du caoutchouc, mais j’étais tellement fatigué que je suis tombé endormi sans avoir connaissance du froid et des poques que j’avais.

Témoignage recueilli par Michel Brault

Une femme reconnaît ne pas avoir subi de tortures physiques. Mais elle dénonce la pression psychologique. « On nous laissait croire que personne s’intéressait à nous autres », dit-elle.

Par la suite, elle a appris que parents et amis ont appelé à la prison ou s’y sont rendus. Une autre se voit interdire d’approcher une fenêtre d’où elle entrevoit ses proches rassemblés hors les murs.

Cette même femme dit : « La détention, c’était surtout le point d’interrogation. On avait la face en point d’interrogation. »

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le comédien Guy Provost dans Les ordres

Beaucoup d’interviewés mettent la faute sur Pierre Elliott Trudeau. Un homme décrit ainsi sa réaction après avoir vu le premier ministre canadien à la télévision : « À ce moment-là, c’est la première fois de ma vie que j’ai ressenti ça, lorsque j’ai aperçu Trudeau à la TV, j’ai eu vraiment un mouvement physique de haine. J’ai été obligé de sortir parce que je ne pouvais pas le voir. »

Nombreux sont les témoignages lus qui renvoient directement à des scènes du film. Notamment à celle, poignante, où Clermont Boudreau se met à pleurer en dévorant les gâteries achetées à la cantine.

« Quand on a eu la cantine, le mercredi, c’était la première fois depuis cinq jours. La première chose, j’ai pris deux Pepsi [des Coke dans le film], deux petits gâteaux, des chips. Je les ai mangés tout d’un coup comme si je n’avais jamais mangé », raconte un homme à Michel Brault.

Dans un autre compte rendu, un prisonnier affirme ne pas avoir pu se laver durant cinq jours. « Trois jours entiers, juste du gruau », ajoute-t-il, dépité. Dans Les ordres, Clermont Boudreau dit la même réplique avant de vomir sa pitance.

Pour survivre, tous se serrent les coudes. Et font preuve d’ingéniosité. « Par la tuyauterie, raconte J.-M., une personne arrêtée, on passait les messages en frappant sur les robinets : ‟Ce n’est qu’un début, continuons le combat.” »

Selon cette personne, l’écho du message se propageait partout dans l’édifice. « Ça s’en allait dans toute la tuyauterie de la prison et on se faisait répéter le message par d’autres qui étaient au 10e ou au 11e étage. »

Selon l’ouvrage FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin de Louis Fournier, aux 497 personnes arrêtées et emprisonnées s’ajoutent plus de 4600 perquisitions avec saisies et 31 700 perquisitions sans saisies. Des 497 personnes arrêtées, 87,5 % seront relâchées sans aucune accusation. En additionnant le nombre de personnes accusées qui seront acquittées ou bénéficieront d’un arrêt du processus judiciaire, ce nombre grimpe à 95 %.

* La loi d’accès à l’information nous interdit de dévoiler des détails pouvant mener à l’identification des personnes. Les récits ont été légèrement réécrits, la ponctuation et les fautes corrigées afin d’en améliorer la fluidité.

Le film Les ordres sera présenté gratuitement en ligne le 16 octobre dans le cadre du Festival du nouveau cinéma.

> Consultez le site du Festival du nouveau cinéma