En 1996, David Cronenberg a offert au monde l’un de ses plus grands films. Le plus controversé aussi. En portant à l’écran le roman métallique que James Graham Ballard avait publié 23 ans plus tôt, en y mêlant le sexe et la tôle, le cinéaste canadien a réalisé un long métrage dont l’aspect scandaleux apparaît quand même aujourd’hui un peu étrange. Crash reprend maintenant l’affiche sur grand écran dans une splendide version restaurée.

Émoi à Cannes

Réalisé par un cinéaste réputé, David Cronenberg, et mettant en vedette des acteurs prestigieux (James Spader et Holly Hunter notamment), Crash a d’abord nourri l’espoir d’une toute première Palme d’or canadienne au Festival de Cannes. « Le rêve s’est évanoui », a écrit notre ancienne collègue Huguette Roberge après avoir assisté à une première projection copieusement huée par les journalistes, du moins ceux qui étaient restés jusqu’à la fin. « Pis encore, il [le rêve] avait viré au cauchemar. Cronenberg a beau expliquer que “la voiture symbolise magnifiquement l’éternel désir qu’ont les hommes de changer le réel”, parler des liens inextricables qui existent entre le danger, le plaisir et la mort, et annoncer la fusion imminente de l’humain et du mécanique, de la chair et du métal, il peut toujours causer. Ce qu’on voit à l’écran, durant une longue heure et demie, ce sont des images qui tiennent bien davantage de la pornographie que de la philosophie, même la plus libérale ! » L’envoyée spéciale de La Presse n’a certes pas été la seule à rejeter le film aussi viscéralement. En Grande-Bretagne, une campagne a été orchestrée par le journal The Daily Mail, qui, en une, en a appelé au bannissement pur et simple de Crash en son territoire. Le jury, présidé cette année-là par Francis Coppola, a tout de même attribué à ce film inclassable un prix spécial afin d’en souligner « l’audace, le sens du défi et l’originalité ».

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Deborah Kara Unger et James Spader dans Crash, film de David Cronenberg

L’accueil critique

Au moment de sa sortie, cinq mois après sa présentation houleuse à Cannes, Crash a été réhabilité par une partie de la critique. Dans La Presse, notre regretté collègue Luc Perreault a bien soutenu le film. « S’inspirant du roman de J. G. Ballard tout en le transformant, Cronenberg propose une métaphore très riche du monde moderne dans laquelle érotisme et automobile tiennent la place de révélateurs. Pris au pied de la lettre, ces personnages frisent le ridicule. Mais pour Cronenberg, l’érotisme (dont on connaît depuis Freud les liens avec la mort) peut revêtir toutes les formes possibles, y compris celles, en apparence tordue, de l’attirance pour la tôle froissée. De là toutefois à tomber dans la pornographie, il y a une marge que Cronenberg se refuse de franchir. On chercherait en vain dans Crash une seule image cherchant à éveiller chez le spectateur ce cochon qui sommeille. Ce film témoigne au contraire dans son écriture d’une rigueur tout à fait remarquable. »

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David Cronenberg sur le plateau de Crash, film qu’il a réalisé en 1996.

Ce qu’en disait Cronenberg à l’époque

Au cours d’un entretien accordé à La Presse à l’automne 1996, David Cronenberg se défendait bien d’avoir réalisé un film pornographique, qualificatif que plusieurs critiques avaient utilisé sur la Croisette. « Dans ma chambre d’hôtel, à Cannes, je pouvais voir des films pornos jour et nuit, je peux vous assurer que Crash n’a rien à voir avec ça. Ce film, précisait-il, est un voyage initiatique et existentiel à travers l’esprit humain. Ce qui m’a intéressé dans le roman, c’est de découvrir des personnages qui sont engagés dans une recherche sur les nouvelles formes, les nouvelles structures de la vie. Par le biais d’un accident d’automobile, le héros, Ballard [James Spader], prend soudainement conscience de ce qu’il faut faire pour donner un sens à sa vie. Car, pour lui, n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout. Crash a paru à plusieurs sensationnaliste et choquant. Si c’est ainsi qu’il vous apparaît lors d’une première projection, je vous conseille de le revoir. Vous verrez à quel point c’est une œuvre profonde, complexe, beaucoup plus complexe, en fait, que ce qu’il vous aura paru une première fois. »

PHOTO NATHAN DENETTE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

David Cronenberg

Ce qu’en dit Cronenberg maintenant

Les spectateurs qui iront voir la version restaurée de Crash auront droit à une présentation de David Cronenberg au cours de laquelle le cinéaste canadien revient, 24 ans plus tard, sur son film, bien assis au volant d’une voiture, avec, toujours, cet esprit un brin provocateur. « À Cannes, le film a provoqué un émoi qui m’a beaucoup étonné parce que le roman de J. G. Ballard remontait à il y a déjà longtemps et qu’il était bien connu. Je ne croyais pas qu’un film tiré de ce roman pouvait être aussi dérangeant. Les réactions furent extrêmes. On a dit que ce film était pornographique, obscène, subversif. Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez maintenant. À la conférence de presse à Cannes, J. G. Ballard a dit que la meilleure façon de regarder ce film était de le voir dans une voiture filant à 100 milles à l’heure. C’était bien entendu un fantasme à l’époque, mais là, je suis assis dans une Tesla dotée d’un écran de 17 pouces haute définition – le film y aurait sans doute un look fantastique – et cette voiture peut assurément rouler à 100 milles à l’heure. Je ne vous encourage pas de l’essayer, mais je dis simplement que c’est maintenant dans l’ordre du possible. J’espère que vous apprécierez la balade. »

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James Spader et Holly Hunter dans Crash, film de David Cronenberg

Revoir Crash aujourd’hui

Revoir Crash aujourd’hui, c’est d’abord constater à quel point David Cronenberg a parfaitement réussi à traduire l’esprit d’une histoire en apparence trop tordue pour susciter l’empathie – voire l’intérêt – du spectateur. On admire aussi la façon dont il est parvenu à bien mêler Éros et Thanatos, le froid et le chaud, l’approche clinique et le désir charnel. Dénué de scènes explicites (film porno ? Vraiment ?), Crash met néanmoins en son centre des personnages dont les pulsions sexuelles sont enclenchées par la tôle froissée de voitures accidentées, quitte, pour cela, à devoir recréer clandestinement des accidents mythiques de personnalités hollywoodiennes, notamment James Dean et Jayne Mansfield. Il est vrai que le récit est ponctué de plusieurs scènes à caractère érotique, admirablement filmées et éclairées (la photo de Peter Suschitsky est sublime), lesquelles visent davantage à faire entrer le spectateur dans la psyché des personnages pour mieux le troubler. Peut-être est-ce d’ailleurs cet inconfort, né davantage de la suggestion que de la démonstration, qui a tant choqué la presse internationale à l’époque de sa présentation à Cannes. Avec le recul, on ne peut pourtant faire autrement que de classer Crash parmi les plus grandes œuvres de David Cronenberg.

Crash 4 k prendra l’affiche le 14 août en version originale ainsi qu’en version originale sous-titrée en français.