L’unique et dernier vidéoclub de la chaîne Blockbuster, autrefois dominante, se trouve dans la ville de Bend, en Oregon. Un récent article de Vice nous apprend qu’il lutte non seulement pour sa survie, mais aussi contre le coronavirus. Sa gérante, Sandi Harding, a tout réaménagé pour respecter les règles de distanciation physique et conserver sa clientèle. Pour alimenter ses rayons, elle achète des DVD dans les grandes surfaces comme Walmart. Et vend des autocollants pour les pare-chocs où l’on peut lire en lettres capitales « J’AI SURVÉCU AVEC LE DERNIER BLOCKBUSTER ». Sandi Harding reçoit aussi des clients qui lui disent qu’ils n’en peuvent plus de flipper le catalogue de Netflix…

Dans son livre Ça ne marchera jamais ! paru en mars en français chez Michel Lafon, Marc Randolph, cofondateur de Netflix, explique ce point tournant où il a espéré vendre sa start-up à Blockbuster, où on l’a envoyé paître. « En 2000, c’étaient les rois du monde, mais nous ignorions s’ils savaient qui nous étions. Et s’ils y attachaient la moindre importance. Si nous étions importants sur l’internet, nous ne faisions après tout qu’une fraction de leur chiffre d’affaires. En 2000, nous étions en bonne voie pour faire cinq millions. Blockbuster visait les six… milliards. Nous avions 350 employés, ils en avaient 60 000. Notre siège social occupait deux niveaux d’un immeuble de bureaux à Los Gatos, ils avaient 9000 magasins. C’était Goliath, nous étions David. »

> Lisez l’article de Vice (en anglais)

Marc Randolph raconte comment Reed Hastings (qui est l’actuel et célèbre dirigeant de Netflix) et lui ont balancé le chiffre de 50 millions pour vendre leur entreprise, alors qu’ils en arrachaient. « Notre unique porte de sortie était une vente. Mais Goliath ne souhaitait pas nous acheter, il désirait nous écraser comme un moustique. » 

Après avoir retenu un fou rire, John Antioco, PDG de Blockbuster, les a gentiment poussés vers la sortie.

PHOTO RYAN BRENNECKE, ASSOCIATED PRESS

Le dernier vidéoclub Blockbuster, en Oregon

Aujourd’hui, Marc Randolph, qui a quitté Netflix, est fier d’avoir mis une raclée à Blockbuster. « Je suis conscient que la Bourse n’est jamais un indicateur de la valeur réelle d’une société, mais je ne peux m’empêcher de remarquer qu’au moment où je rédige ces lignes, la petite entreprise de DVD par correspondance que Blockbuster aurait pu racheter 50 millions vaut désormais 150 milliards. Et devinez où en est Blockbuster ? Il ne leur reste plus qu’un dernier magasin. À Bend, dans l’Oregon. Je me suis promis d’aller y faire un saut pour y présenter mes hommages, mais je n’en ai pas encore trouvé le temps. »

Voilà qui donne une bonne idée du caractère sans pitié de cette industrie qui ne carbure pas vraiment à l’amour du cinéma. En effet, à ses débuts, Netflix n’était qu’une entreprise de location de DVD par correspondance, imaginée par un jeune Marc Randolph qui ne rêvait que d’un bon concept pour se lancer en affaires. Juste avant, c’était des shampoings qu’il avait pensé vendre par correspondance. Et les rares moments où il parle de cinéma dans son livre, c’est pour dire que son film préféré est Doc Hollywood, une comédie de Michael Caton-Jones sortie en 1991, mettant en vedette Michael J. Fox.

Un catalogue qui servira

Sans grande surprise, on a appris en avril que le Grand Confinement profite à Netflix. Selon un article de l’Agence France-Presse, le géant de la diffusion en continu est allé chercher près de 16 millions de nouveaux abonnés payants de janvier à mars, comparativement à 9,6 millions pour la même période l’an dernier, ce qui fait que Netflix compte aujourd’hui 183 millions d’abonnés dans le monde. Qui aurait cru cela à la fin des années 90 lorsque Randolph et Hastings mettaient des DVD dans des enveloppes ?

Si Ça ne marchera jamais ! appartient à la catégorie des livres de motivation, avec ce que cela contient de pensées positives du genre « réalisez vos rêves » — Marc Randolph est aujourd’hui un conférencier et un conseiller pour les jeunes entrepreneurs —, son récit de la création de Netflix, qui a failli s’appeler CinemaCenter, demeure fascinant. Son partenaire et lui ont voulu prendre rapidement le virage du DVD qui était alors naissant, et peu présent dans les vidéoclubs, ainsi que plus facile à envoyer par la poste que la vidéocassette, tout en offrant un service qui éliminerait les frais de retard. Ils achetaient tous les DVD qui étaient alors sur le marché pour constituer leur catalogue qu’on pouvait consulter en ligne. 

PHOTO OLIVIER DOULIERY, AGENCE FRANCE-PRESSE

La petite entreprise de DVD par correspondance que Blockbuster aurait pu racheter 50 millions vaut désormais 150 milliards.

Le jour du lancement, en 1998, les serveurs ont planté (chose très courante à l’époque). Ensuite, ce fut un ballet d’enveloppes et de visites au bureau de poste, tout était fait à la mitaine. Mais au début, les clients achetaient plus qu’ils ne louaient les DVD, et ils devinaient qu’Amazon, qui ne vendait alors que des livres, allait bientôt se lancer sur le marché. Ils ont pensé aussi offrir leurs services au Canada, mais « le français étant la langue principale dans certaines régions, nous aurions eu vite des soucis de traduction »…

Dès le départ, un investisseur français qui voyait déjà loin a refusé d’embarquer dans leur projet parce qu’il devinait l’arrivée prochaine du streaming. « Il avait entièrement raison sur le principe. Le DVD était une technologie intermédiaire entre la VHS analogique et les téléchargements ou le streaming. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que la technologie qui rendrait les DVD obsolètes existait déjà ». 

L’internet allait bientôt tout balayer, ce que les studios hollywoodiens ne comprenaient pas. « À 65 ans de moyenne, les cadres des studios n’étaient pas vraiment les personnes les plus calées sur les nouvelles technologies. Ils étaient terrifiés par ce que venait de subir l’industrie musicale. Napster avait inauguré l’ère du téléchargement illégal et, si on avait prévu pour le DVD des mécanismes antipiratage plus robustes que ceux du CD, les studios étaient encore réticents à l’idée de permettre à leurs clients d’accéder à leurs films sous la forme de fichiers numériques facilement piratables. »

Ça leur a pris un peu de temps avant d’arriver au concept de l’abonnement mensuel pour la location. Ils ne se doutaient pas que leur catalogue en ligne allait un jour se développer pour devenir cette plateforme que l’on connaît bien aujourd’hui. Les données de chaque DVD (titre, genre, réalisateur, acteurs, etc.) ont été entrées à la main sur le site web et ont fini par servir l’algorithme de Netflix qui vous suggère des films selon vos goûts de cinéphile. 

IMAGE TIRÉE DE L’INTERNET

Ça ne marchera jamais ! Marc Randolph. Michel Lafon, 359 pages.

Enfin, en invitant les clients à donner des étoiles aux films, ceux-ci ont contribué bénévolement au concept, en quelque sorte. Mais au départ, ces suggestions du site servaient à Netflix, qui ne pouvait satisfaire tous les clients sur les titres les plus populaires. Ils ont mis sur pied un nouveau modèle d’expédition express qui leur a fait prendre conscience qu’il était inutile d’avoir des entrepôts, puisque les mêmes films étaient constamment en circulation. « En matière de films, écrit Marc Randolph, les gens étaient comme des lemmings. Ils désiraient regarder la même chose que les autres. » Voilà un peu ce qui explique aujourd’hui des phénomènes comme la série Tiger King

Dans Ça ne marchera jamais !, Marc Randolph ne s’en tient qu’à la création de Netflix jusqu’à son entrée en Bourse, car peu de temps après, il a vendu ses parts pour aller « relever de nouveaux défis ». Et the rest is history, selon la formule. Comme des millions de gens, je me suis abonnée à Netflix en 2013 pour regarder la série House of Cards. Je ne savais pas alors que tout avait commencé par des DVD loués et envoyés par la poste (ainsi qu’un désir de vengeance envers Blockbuster). Je ne savais pas non plus que Netflix — et puis Disney, Amazon et d’autres plateformes de streaming — allait dominer nos soirées de confinés, tandis que tous les cinémas sont maintenant fermés. Les virus et les affaires sont vraiment impitoyables.