À 83 ans, Ken Loach persiste et signe en proposant un drame social dénonçant l’« ubérisation » du monde du travail. En s’attardant au parcours d’un homme croyant pouvoir améliorer son sort et celui de sa famille grâce à un emploi autonome, le célèbre cinéaste britannique démonte un système qui, selon lui, ne fait qu’empirer les choses. Nous avons joint Ken Loach cette semaine à Londres.

Au bout du fil, la voix est douce. Il est presque difficile de croire qu’un être doté d’une voix aussi posée puisse être l’auteur de l’une des œuvres les plus militantes – et parfois des plus virulentes – du cinéma mondial. Ken Loach, deux fois lauréat de la Palme d’or au Festival de Cannes (Le vent se lève en 2006 et I, Daniel Blake en 2016) ne fait pas partie de ceux qui croient nécessaire de gueuler fort pour se faire entendre.

Ses films, comme autant de brûlots, parlent d’eux-mêmes. Et ont parfois aussi un réel impact sur le plan social. I, Daniel Blake, qui racontait les mésaventures d’un homme de 59 ans n’étant plus en mesure de travailler, a d’ailleurs été présenté aux parlementaires britanniques afin de sensibiliser ces derniers à la réalité implacable du système bureaucratique.

Dans Sorry We Missed You (Désolé de vous avoir manqué est le titre en français), le vénéré cinéaste s’attarde à sonner l’alarme à propos de la nouvelle réalité du monde du travail. Celle-ci fait en sorte que les gens sont de plus en plus appelés à gagner leur vie de façon autonome pour des entreprises dont ils deviennent des « associés » plutôt que des salariés.

Avec l’apport de son fidèle complice Paul Laverty au scénario, Ken Loach expose les conséquences – désastreuses, selon lui – de ce nouveau modèle d’affaires, particulièrement sur le plan humain.

PHOTO ARTHUR MOLA, ASSOCIATED PRESS

Le scénariste Paul Laverty et le cinéaste Ken Loach lors de la présentation de Sorry We Missed You l’an dernier au Festival de Cannes

« Nous sommes passés d’une société où il existait une relative sécurité d’emploi, avec des avantages sociaux et certaines protections, à ce qu’elle est maintenant devenue, fait-il remarquer. La classe ouvrière doit désormais se rabattre sur des emplois précaires, avec le risque de les perdre sur-le-champ, dans un contexte où le filet social n’existe pratiquement plus. Ce changement dans les conditions de travail est extrêmement préoccupant. »

Pour plus de justice sociale

Le parcours qu’a eu son film précédent, I, Daniel Blake, a réconforté le cinéaste dans la mesure où il a pu susciter une véritable discussion sur le plan social. Depuis Poor Cow, son tout premier long métrage réalisé en 1967, Ken Loach n’a jamais cessé de mettre en relief des thèmes liés à la quête d’une plus grande justice sociale.

« Les gens réclamaient tellement I, Daniel Blake que des projections communautaires ont été organisées, même dans des endroits où il n’y a aucune salle de cinéma à la ronde, se rappelle le cinéaste. C’était formidable de voir le film projeté dans toutes sortes d’endroits de fortune. Plein de gens ont pu le voir et en ont discuté. Ça s’est aussi un petit peu passé comme ça pour Sorry We Missed You, mais à une moindre échelle. Le long métrage est sorti pendant la campagne électorale et a suscité l’intérêt, mais une fois l’élection passée, les gens ne voulaient plus entendre parler de politique du tout. Ils souhaitaient plutôt s’aérer l’esprit ! »

Parlant de politique, les idées de Ken Loach sont à cet égard bien connues. Le cinéaste est un homme de gauche convaincu, qui voit progressivement le monde démocratique se tourner vers des gouvernements de droite populiste. L’élection de Boris Johnson à la tête du gouvernement britannique n’annonce rien d’encourageant, à son avis.

« Il est certain que pour un homme de gauche comme moi, ce qui se passe un peu partout dans le monde est très dérangeant, confie-t-il. Ça l’est d’autant plus qu’il n’y a pas si longtemps, au Royaume-Uni, la gauche constituait quand même une opposition assez robuste. Aux élections de 2017, le Labour Party a presque pris le pouvoir sous la direction de Jeremy Corbyn. C’est là que la droite s’est vraiment organisée, avec le soutien de l’aile plus conservatrice de la gauche. Lors de la campagne électorale de l’an dernier, l’establishment médiatique s’est rangé du côté de la droite et s’est mis à détruire Corbyn, exactement de la même façon que l’establishment américain est en train de détruire Bernie Sanders aux États-Unis. L’absence d’unité de la gauche a été très néfaste et elle soulève de grandes questions, dans la mesure où l’on se demande si on pourra permettre un jour à la gauche de prendre le pouvoir dans une démocratie capitaliste. C’est une tragédie. »

La force de la propagande

Quand on lui demande pourquoi les gens de la classe ouvrière et de la classe moyenne ont élu des gouvernements de droite dans plusieurs pays occidentaux au cours des dernières années, la réponse ne se fait pas attendre.

« Parce que la propagande fonctionne, explique-t-il. Si on remonte dans l’histoire, c’est quand même la classe ouvrière qui a porté Hitler au pouvoir. Il n’a pas pris le pouvoir par la force. Non seulement sa propagande a fonctionné, mais les grandes corporations – et une bonne partie de Wall Street – l’ont soutenu aussi. Tous les journaux, tous les discours publics et, maintenant, les réseaux sociaux vont aujourd’hui dans le même sens en utilisant les moyens les plus vicieux pour attaquer des personnes. À force de toujours les répéter, ces choses-là viennent s’ancrer dans l’esprit des gens. Je crois que nous avons sous-estimé ce phénomène et nous n’avons pas pu le combattre de façon assez vigoureuse. Et puis, les conditions de vie qui se détériorent contribuent à la colère et au sentiment d’aliénation que ressent la population. Cette mauvaise humeur prête flanc au désespoir sur lequel capitalisent les hommes forts de la droite. »

Pour l’instant, Ken Loach ne peut dire s’il raccroche sa caméra ou s’il a encore d’autres projets en tête. Il y a encore tant de combats à mener, d’autant plus qu’à ses yeux, les choses ne peuvent qu’empirer à cause du Brexit et de la nonchalance avec laquelle les gouvernements occidentaux abordent les graves problèmes liés aux changements climatiques et à l’environnement.

« Boris Johnson préfère désormais faire affaire avec Donald Trump plutôt qu’avec les partenaires européens, fait remarquer le cinéaste. L’économie va en souffrir, c’est certain. La classe moyenne et les plus démunis en seront les premières victimes. Les conditions de travail vont se détériorer encore plus, et ce, sans parler de l’hostilité envers ceux qui viennent d’ailleurs, qui serviront évidemment de boucs émissaires. Cette société est déjà très dure, brutale même, encore davantage qu’elle ne l’était il y a quelques mois.

« Mais, poursuit-il, il faut tenir, répliquer, se battre. C’est ce que j’ai fait toute ma vie. Il n’y aura jamais au bout de victoire définitive ni de défaite définitive. Je crois que l’enjeu du changement climatique surpasse désormais tous les autres. Trump est au bord du précipice et il est en train d’entraîner de nombreux pays avec lui. C’est épeurant. Juste épeurant. Heureusement, les jeunes sont aux aguets ! »

Notez que Sorry We Missed You (Désolé de vous avoir manqué en français) est présentement à l'affiche à Montréal en version originale anglaise (avec accent de Newcastle), en version originale sous-titrée en français, ainsi qu’en version doublée en français.