La cérémonie des Oscars est, pour le réalisateur Rafaël Ouellet, un événement incontournable. Le cinéaste de Camion a longtemps participé à un pool des Oscars avec son confrère et ami Podz, qui le devançait presque chaque année au classement. Comme notre chroniqueur Marc Cassivi, il a vu tous les films des principales catégories, et il a des avis tranchés sur la plupart d’entre eux. Discussion entre deux cinéphiles opiniâtres.

Marc Cassivi : J’avais envie de te parler des Oscars parce que tu aimes partager tes opinions franches sur les films. On n’était pas d’accord sur Joker, que j’ai plus apprécié que toi. Je vois sur les réseaux sociaux que tu as des réserves à propos de 1917. C’est un film que j’ai beaucoup aimé, tout en sachant que ce n’est pas pour la richesse de son scénario qu’il est finaliste. La fluidité de la réalisation donne tout son sens au film. Ce n’est pas L’arche russe (d’Alexandre Sokourov; filmé en un seul plan-séquence), mais l’illusion du plan-séquence est très efficace.

Rafaël Ouellet : Tu parles de L’arche russe… Je suis un ami de Podz. King Dave [un autre plan-séquence unique], qui a été boudé, est un exploit technique hallucinant. Surtout avec le budget qu’il avait ! J’ai trouvé que pour une réflexion sur la guerre, le film de Malick [A Hidden Life] était plus intéressant cette année. Je trouve qu’il y a des longueurs dans 1917. On dit qu’on est vraiment avec les protagonistes. Je trouve, au contraire, qu’on est décroché d’eux, toujours loin, en observation. Tout ce que je sais d’eux, c’est qu’ils sont pressés ! Tout d’un coup, il y a une ellipse de trois ou quatre heures et je me demande : quelle était l’entente tacite que j’avais avec le cinéaste ? Je trouve qu’il y a une trahison de la proposition. Et ce que j’aime dans le cinéma, c’est la cohérence de la proposition. Oui, il y a un exploit technique incroyable. Donnez le prix à Roger Deakins [le directeur photo]. La meilleure réalisation à Sam Mendes, peut-être. Mais meilleur film ?

M.C. : Pourquoi pas ? Il va gagner, je crois…

R.O. : Ce que j’aime des Oscars — depuis que je suis tout petit, je m’y intéresse —, c’est quand c’est un polaroïd de l’époque et de l’année en cours. J’ai l’impression que 1917 est un autre film de guerre, avec une twist innovante.

M.C. : Je ne trouve pas que c’est un exploit technique au service du vide. Il y a une proposition intéressante. On est en immersion totale.

R.O. : Ce n’est pas Saving Private Ryan, qui a carrément réinventé la façon de filmer la guerre et qui a même inspiré les jeux vidéo à venir. The Thin Red Line [de Terrence Malick], la même année, proposait plus d’intériorité. Mais si j’ai des sous à parier dans mon pool, ce sera sur lui !

M.C. : Moi aussi. Je ne crois pas au buzz d’Oscar du meilleur film à Parasite. Il y a trop d’obstacles, à commencer par les sous-titres. Roma n’a pas gagné l’an dernier et c’était en espagnol, la deuxième langue parlée aux États-Unis. Imagine un film de genre en coréen ! J’ai des réserves sur Parasite. C’est parfaitement maîtrisé, c’est très original, mais la mise en place des personnages est trop longue et prévisible.

R.O. : Je ne partage pas tes réserves. La rupture de ton arrive au bon moment. J’ai trouvé ça jouissif parce que tout est soigné. Je me suis vraiment amusé. Mais il ne gagnera pas.

M.C. : Les choix de l’Académie restent très conservateurs. Regarde Green Book l’an dernier…

R.O. : On sait que le plus gros bassin de membres votants aux Oscars, c’est les acteurs. Et je pense que les acteurs hollywoodiens votent comme un public de festival.

M.C. : Comme à Toronto…

R.O. : Ce ne sont pas nécessairement les plus éclairés ! On n’aurait pas eu The King’s Speech ou Argo comme Oscar du meilleur film si les réalisateurs et les scénaristes étaient majoritaires ! (Rires) Si 1917 ne gagne pas, ce sera peut-être Once Upon a Time in... Hollywood, à cause de la nostalgie du métier d’acteur, de ce qui change et ce qui se perd.

M.C. : Et de l’hommage à Los Angeles. On ne s’ennuie pas, c’est amusant, mais ce n’est pas le meilleur Tarantino.

R.O. : Absolument pas. Je pense qu’il a quand même plus de chances que Parasite. Si Scorsese n’avait pas eu d’Oscar pour The Departed, qui est venu un peu réparer les injustices du passé, il aurait peut-être une chance avec The Irishman.

M.C. : Je suis d’accord. Les prix sont souvent remis à des artistes qui n’ont pas été récompensés dans le passé, à tort, pour des œuvres plus fortes. On voit ça aussi dans d’autres domaines, comme les prix littéraires. Je trouve que la fin de The Departed est ratée. C’est loin d’être le meilleur Scorsese. Mais j’ai beaucoup aimé The Irishman.

R.O. : J’ai adoré The Irishman, que j’ai vu en salle au Cinéma Moderne. Je n’en reviens pas du pourcentage de gens qui l’abandonnent avant la fin sur Netflix. C’est de l’ordre de 80 % il paraît ! C’est un peu la même chose pour Marriage Story. Ceux autour de moi qui l’ont vu en salle ont beaucoup plus aimé que ceux qui l’ont découvert sur Netflix, après le buzz.

M.C. : C’était aussi le cas avec Roma l’an dernier. C’est évident qu’il y a une valeur ajoutée à voir les films au cinéma. Tu as beau avoir un écran de qualité, tu y perds au change. Je me trompe ou tu t’es réconcilié avec Joker ?

R.O. : Beaucoup. Il y a toute une réflexion à avoir sur le cinéma avec ce film-là. Sur la narration, en particulier. Pour moi, c’est une œuvre postmoderne. Je pense que c’est un meilleur film que ce qu’en disent ceux qui ne l’aiment pas, et un moins bon film que ce qu’en disent ceux qui l’ont adoré. L’Oscar de Joaquin Phoenix ne fait aucun doute.

M.C. : Ça me semble assez clair.

R.O. : J’aurais aimé qu’Adam Driver soit nommé dans la catégorie de l’acteur de soutien pour Kylo Ren. Je ne dis pas ça comme fanboy qui a vu le dernier Star Wars quatre fois ! Il a fait un travail incroyable. Daisy Ridley aussi. Je trouve qu’il manque de statements aux Oscars. C’est très prévisible. Ça manque de diversité. Ce n’est pas normal qu’il ne se glisse pas plus de moutons noirs. Je ne comprends pas, par exemple, pourquoi il n’y a rien pour The Souvenir (de Joanna Hogg), mon film préféré de l’année, ou The Farewell (de Lulu Wang). Il y a beaucoup de laissés-pour-compte.

M.C. : Céline Sciamma n’y est pas pour Portrait de la jeune fille en feu, parce qu’elle est française et qu’elle n’est pas connue à Hollywood comme Bong Joon-ho, qui a fait Snowpiercer et Okja en anglais avant Parasite. L’absence de femmes à l’Oscar de la réalisation, tu en penses quoi ?

R.O. : Je ne suis pas sûr que The Farewell méritait que Lulu Wang soit finaliste à l’Oscar de la réalisation, mais il aurait pu être dans d’autres catégories. Little Women non plus, ce n’est pas un film qui se démarque par la réalisation de Greta Gerwig. Sa force et son originalité se trouvent dans sa relecture du récit. Le problème est en amont ! Est-ce qu’on laisse assez de femmes faire des films ? Est-ce qu’on les soutient avec une promotion qui leur permet d’être finalistes aux Oscars ?

M.C. : Il y a aussi le fait que c’est un bon cru. Peu importe qui gagne, ça ne pourra pas être pire que Green Book l’an dernier !

R.O. : Pour moi, Green Book, c’est le pire Oscar du meilleur film de tous les temps.

M.C. : Un autre choix du public du TIFF, comme Jojo Rabbit… C’est un film qui essaie trop fort d’être ingénieux. Et puis de faire d’Hitler une caricature, après Chaplin, c’est tout un défi.

R.O. : C’est le dernier de ma liste pour l’Oscar du meilleur film. J’ai préféré tous les autres. J’ai vu le potentiel du film dans les 15 dernières minutes. J’ai compris pourquoi mes amis qui trippent sur Wes Anderson trippent aussi sur Taika Waititi.

M.C. : C’est du sous-Wes Anderson !

R.O. : Je suis d’accord. Ce que je déplore dans les Oscars, c’est ce manque d’audace. Quand j’étais petit, j’habitais dans un village et je ne comprenais pas l’anglais. Mais je regardais les Oscars quand même. Pour moi, c’était une vitrine sur ce que j’allais avoir la chance de voir plus tard. Un Oscar, ça laisse une marque dans l’histoire. Chaque année, j’essaie de voir le plus de films en nomination — même dans la catégorie du meilleur maquillage ! – et je ne rate jamais le gala. Même si parfois, je n’en reviens pas des choix !