Avec le réalisateur Ladj Ly et Giordano Gederlini, Alexis Manenti a cosigné le scénario du film Les Misérables, lauréat du prix du jury l’an dernier au Festival de Cannes. Dans ce drame coup-de-poing, campé dans une banlieue parisienne explosive, il prête également ses traits au plus impulsif des trois policiers autour duquel le récit est construit. Nous avons rencontré Alexis Manenti lors de son passage au festival Cinemania de Montréal.

Depuis la présentation du film à Cannes, on parle beaucoup d’une certaine filiation avec La haine, le film que Matthieu Kassovitz a réalisé il y a 25 ans. La revendiquez-vous ?

Je ne la revendique pas, mais je comprends qu’on puisse l’établir. La haine évoquait aussi la situation dans les banlieues françaises avec trois personnages principaux, et le récit se déroulait sur une période de 24 heures. Il y a aussi que Vincent Cassel [révélé grâce à La haine] et Mathieu Kassovitz font partie de Kourtrajmé [collectif d’artistes créé en 1994], dans lequel Ladj et moi évoluons aussi. Ce sont un peu nos grands frères, et le lien qui nous unit est très fort.

Damien Bonnard, Djebril Didier Zonga et vous reprenez dans ce long métrage des personnages d’abord créés il y a trois ans dans un court métrage aussi intitulé Les Misérables. Comment s’est déroulée cette collaboration avec Ladj Ly ?

Avant le court métrage, Ladj m’a fait lire un scénario intitulé Cop Watch afin que je lui donne mon avis. Il avait envie de filmer une violence policière du point de vue des policiers. Je lui ai fait quelques suggestions, et on s’est mis à écrire ensemble. Tout cela a pris la forme d’un court métrage dans lequel il m’a demandé de jouer aussi. Comme le film a été sélectionné pour un César, on a pu ensuite inspirer confiance à des producteurs pour élaborer un long métrage.

Comment en êtes-vous venu à devenir acteur ?

Je suis né à Paris d’une mère yougoslave et j’ai aussi appris sa langue. À 16 ou 17 ans, je me suis lié d’amitié avec Romain Gavras, qui faisait aussi partie du collectif Kourtrajmé. Connaissant l’origine de ma mère, il m’a fait jouer un jeune Roumain qui ne parlait pas le français en pensant que les gens n’y verraient que du feu, étant donné les similitudes dans les sonorités. Il a ensuite décliné ce personnage dans des clips et dans d’autres courts métrages. Au moment de l’écriture du scénario des Misérables dans sa version court métrage, je ne savais pas encore qu’il me demanderait d’incarner l’un des policiers. À la base, ce personnage était même conçu pour quelqu’un d’un peu plus âgé. Ladj est venu me voir pour me dire qu’il était certain que je pouvais le porter. Et puis, dans le court métrage, nous avons beaucoup improvisé, c’est dire que le personnage s’est beaucoup construit pendant le tournage. Je me suis beaucoup amusé !

PHOTO FOURNIE PAR TVA FILMS

Damien Bonnard, Djebril Didier Zonga et Alexis Manenti, coscénariste du film, dans Les Misérables

Un personnage comme celui-là, toujours au bout de sa colère, est-il lourd à porter ?

Non parce qu’il relève quand même de la fiction. Les policiers sont des figures de cinéma très fortes. J’adore Harvey Keitel dans Bad Lieutenant ; son travail est incroyable. Ces rôles amènent avec eux tout un héritage de cinéma, et c’est super excitant de s’y coller. En même temps, le film est inspiré d’une réalité que Ladj Ly connaît très bien. Comme ce film est très politique, qu’il aborde un sujet très délicat, le moindre détail peut faire dérailler l’affaire. Nous avons beaucoup discuté afin de ne pas nous vautrer dans un point de vue trop partisan. Nous y étions déjà sensibles à l’étape de l’écriture, ensuite les comédiens ont apporté les nuances nécessaires pour évoquer une situation plus complexe qu’elle pourrait le paraître au premier abord. Ces policiers essaient de mettre des pansements sur une jambe de bois.

Dans l’état actuel des choses, croyez-vous qu’un film comme Les Misérables puisse faire partie intégrante d’une discussion sur le plan social ?

Je suis assez cynique et pessimiste de nature. Pour être très honnête, à titre de comédien, je souhaitais simplement que ce film se réalise et soit vu. S’il peut susciter une discussion et faire changer des points de vue et le type de regard qu’on pose sur les autres, j’en serai bien sûr ravi. On doit se rendre compte que la situation est d’une urgence absolue si on veut éviter une escalade irréversible de violence.

Une scène particulièrement effroyable montre les policiers coincés dans un immeuble investi par de nombreux manifestants en colère, mobilisés à cause d’une bavure filmée par un drone. Comment s’est déroulé le tournage de cette scène avec tous ces figurants ?

Déjà, cette scène était très compliquée. Ladj est cependant reconnu et très respecté dans son quartier. Mais même s’il a une autorité naturelle, il reste que ces figurants étaient des gamins. Donc, ça dérapait parfois. Nous étions d’ailleurs un peu inquiets pour cette scène parce qu’il était possible que nous prenions des coups. Un cascadeur était quand même placé stratégiquement dans chaque groupe, pour diriger les choses un peu. Cela dit, quand on est comédien, il faut mouiller le maillot parfois ! Je n’ai pas pris de coups à proprement parler, mais deux jours de tournage dans une ambiance de révolte, ça peut fatiguer.

La haine a fait connaître la situation des cités françaises à un public international. Les Misérables, qui fait partie des 10 films retenus pour l’Oscar du meilleur film international, est en train de faire de même, 25 ans plus tard. La situation est-elle meilleure ou pire qu’à l’époque ?

La situation s’est empirée parce que les choses n’ont pas bougé. Aujourd’hui, la vie est encore plus chère, encore plus dure, encore plus violente. Et les extrémismes montent. Ça devient très inquiétant. Les solutions existent, mais c’est aux politiques de les appliquer. Ça prend des moyens et une vision pour désenclaver ces quartiers, miser sur l’éducation, la culture, permettre à cette jeunesse de rêver un peu… et pas seulement en construisant des gymnases et des terrains de foot. Ça prend des moyens pour y aller en profondeur et régler le problème.

Y aura-t-il pour vous un « avant » et un « après » Les Misérables ?

J’en ai de plus en plus conscience, oui. Le film est vu, beaucoup, et il est reconnu aussi. Il a été primé à Cannes et s’en va maintenant aux Oscars. Pour Ladj et moi, c’est un peu la concrétisation d’un travail qu’on fait depuis 20 ans ! »

Les Misérables prend l’affiche le 10 janvier.