Rencontre avec la scénariste (Lena Waithe), la réalisatrice (Melina Matsoukas) et l’actrice principale (Jodie Turner-Smith) du film Queen & Slim.

Los Angeles — Un peu partout à Los Angeles, des arrêts d’autobus, des bancs publics et quelques imposants panneaux d’affichage font la promotion de Queen & Slim. Le premier long métrage de la scénariste Lena Waithe, réalisé par Melina Matsoukas (son premier film également), bénéficie d’une sortie qu’Hollywood qualifie de « high-profile ». Prestigieuse. Médiatisée. Mainstream.

Ce drame politique et romantique, créé par deux femmes noires, met en vedette deux acteurs noirs et raconte la réalité des Afro-Américains face aux violences de l’État. Qu’il voie le jour avec le soutien d’un grand distributeur (Universal) est un signe de la métamorphose que vit Hollywood. Ce sont les créatrices qui le disent. « Je pense que les films Get Out (2017) et Moonlight (2016) ont tout changé, dit la scénariste Lena Waithe lors d’un entretien avec La Presse. Ils ont créé des ondes de choc dans l’industrie. »

Moonlight (racontant la vie d’un homme noir homosexuel), écrit et réalisé par Barry Jenkins, a remporté trois Oscars, dont celui du meilleur film. Get Out a été couronné pour son scénario aux Oscars, faisant du réalisateur et scénariste Jordan Peele le premier Afro-Américain à recevoir cette récompense.

À quelques jours de sa sortie officielle, alors qu’une poignée de privilégiés ont pu voir Queen & Slim, certains envisagent un impact comparable. Lena Waithe souhaite au moins que son film donne un élan de plus à d’autres réalisateurs de couleur. « J’espère qu’ils le voient et qu’ils se disent qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent faire », lance-t-elle.

Je veux qu’Hollywood laisse les Noirs être Noirs dans leur art. Sans les diluer.

Lena Waithe, scéaniste du film Queen & Slim

Rencontrée dans une suite d’un hôtel de West Hollywood, Lena Waithe fait preuve d’un franc-parler percutant. L’actrice Jodie Turner-Smith, rencontrée un peu plus tôt, la dépeint comme une force de la nature radicale, munie « d’un désir inébranlable de rechercher et raconter la vérité ». Waithe se décrit elle-même comme « provocante et révolutionnaire ». Tout comme son film, dit-elle.

De son temps

Après un rancard Tinder sans étincelles, Slim (Daniel Kaluuya) raccompagne Queen (Jodie Turner-Smith) chez elle. Sur un boulevard désert de Cleveland, un policier les intercepte et procède à un contrôle routier. La scène dégénère rapidement. Au terme d’une séquence suffocante, Slim tue le policier dans un geste d’autodéfense. Le couple prend la fuite.

Queen & Slim traite de la violence policière envers la communauté afro-américaine. Il traite de l’unité au sein de cette communauté, mais aussi de ses déchirements. Il traite aussi d’un amour entre un homme et une femme à la peau foncée. Un amour qui s’éveille au cours d’un exode vers l’exil les menant à sillonner des États-Unis déchirés, entre l’Ohio et la Floride.

Queen & Slim est un film foncièrement politique. C’est ce que l’actrice Jodie Turner-Smith, qui fait ses débuts dans un rôle principal, a d’abord admiré du scénario quand elle l’a lu pour la première fois. Aussi, dit la Britannique, « il y a chez Queen une audace, une hardiesse différente de tous les autres personnages de femmes noires que j’ai vus. Et puis, il y a cette histoire tellement pertinente par rapport à ce qui se passe en ce moment en termes de violence de l’État, de déshumanisation… Je voulais faire partie de tout ça. »

Pour ce premier film, Turner-Smith a pu compter sur la force de Melina Matsoukas et Lena Waithe. Mais elle s’est surtout accrochée à son partenaire de jeu, Daniel Kaluuya (Get Out, Black Panther). C’est sur leurs épaules que tenait tout le film, eux qui sont de chaque scène. « Daniel m’a tenu la main », dit Jodie Turner-Smith, qui n’avait jamais eu de charge de travail aussi lourde ou de rôle aussi émotionnellement dense. « Tout ce qu’est Queen vient de l’énergie que Daniel m’a donnée pour travailler. »

Connexion créatrice

L’écriture de Queen & Slim a été « libératrice » pour Lena Waithe, parce qu’elle a pu y transposer ce qu’elle voit et vit au quotidien. « Je n’avais jamais ressenti ça. C’était une expérience différente que pour tout ce que j’ai créé avant. J’étais en colère, je sentais que je n’étais pas écoutée et j’ai extériorisé beaucoup de choses », explique la scénariste, qui a créé la série The Chi et remporté un Emmy pour l’épisode « Thanksgiving » de la série Master of None.

Cet épisode a d’ailleurs été réalisé par Melina Matsoukas. Et c’est durant cette première expérience créative ensemble que Lena a pensé à Melina pour réaliser Queen & Slim. Un premier long métrage pour les deux artistes. « Notre connexion en tournage est incroyable, comme si on était sœurs, dit Lena Waithe. Avec tout ce qu’elle a accompli, je me suis dit que c’était elle qui devait le faire. »

Melina Matsoukas a signé un nombre vertigineux de vidéoclips. Réalisatrice attitrée de Beyoncé, elle a gagné un prix Grammy pour le clip de la chanson Formation (et un autre pour We Found Love, de Rihanna). Si ce n’était pas sa première occasion de tourner un film, Queen & Slim a été le premier scénario qu’elle a vraiment voulu réaliser. « Quand je l’ai lu, je l’ai trouvé provocant, beau, avec une magnifique histoire d’amour, mais aussi ce commentaire sur le climat racial dans lequel nous vivons, raconte la cinéaste à La Presse. Tous ces éléments m’ont attirée […], j’ai su que je pouvais donner vie à cette histoire. »

Pour ce faire, Matsoukas y est allée d’innombrables recherches, pour trouver la meilleure façon d’aborder cette histoire. Notamment en visionnant des enregistrements d’arrestation impliquant des Afro-Américains. Ces vidéos trop courantes aux États-Unis, qui se concluent souvent en drames. Elle s’est inspirée de la frustration de Sandra Bland (qui s’est tuée en prison trois jours après son arrestation, à la suite d’un contrôle routier sans fondement) pour la donner à Queen, de l’agonie d’Eric Garner (qui a été étranglé à mort lors de son arrestation) pour l’infuser au personnage de Slim.

J’ai eu ma propre expérience avec la police, tout comme tellement de gens dans ma famille, tellement de mes amis. Mais je voulais être honnête dans mon approche en créant ces scènes, pour créer une vraie réflexion sur nos difficultés.

Melina Matsoukas, réalisatrice du film Queen & Slim

L’histoire se développe après que Slim a tiré sur le policier, dans les premières minutes du film. « Si, juste pour un instant, cette scène n’était pas réaliste et honnête, notre film n’aurait pas fonctionné », estime Matsoukas.

Melina Matsoukas, Lena Waithe et Jodie Turner-Smith font toutes trois résonner dans leurs discours un besoin de montrer qu’elles peuvent créer une œuvre engagée, radicale, mais aussi belle et accessible. Dans le film, Slim demande à Queen : « Pourquoi les Noirs ressentent-ils le besoin d’être excellents ? Plutôt que d’être seulement eux-mêmes ? » La pression de l’excellence pèse-t-elle sur les artisans de Queen & Slim ? Toujours, dit Jodie Turner-Smith. Dans la création du film, « nous avons senti que nous devions être excellents, affirme-t-elle. Parce que l’occasion qu’on avait de pouvoir faire ce film est une première. Parce que nous voulons le faire entrer dans le mainstream, mais que les films comme celui-ci n’y sont généralement pas admis. »

À l’affiche le 27 novembre