(Cannes) Hommes en smoking et femmes en robe avec traîne montaient les marches du Palais des festivals, hier soir, au son de succès des années 70 de Michael Jackson. Thriller aurait été davantage de circonstance… ou pas. Sur la Croisette, le roi de la pop est toujours fréquentable, semble-t-il.

Pourquoi de circonstance ? Parce que le film d’ouverture du 72e Festival de Cannes, The Dead Don’t Die du cinéaste américain Jim Jarmusch, est un film de zombies. Qui fait du reste partie de la compétition officielle, chose rare pour un film d’ouverture. Les membres du jury présidé par Alejandro González Iñárritu — qui ne cessait de piétiner sur le tapis rouge la traîne de la robe rose de la jeune Elle Fanning — ne se sont pas déplacés pour rien.

Une autre jeune comédienne américaine, Selena Gomez, s’est laissé désirer sur le tapis rouge par l’équipe du film de Jarmusch — dans lequel elle a un petit rôle —, retenue par les chasseurs d’autographes à la sortie de sa limousine. Bill Murray lui a glissé quelque chose à l’oreille qui l’a fait sourire. On ne saura jamais de quoi il en retourne, comme dans Lost in Translation.

Sur la scène du Grand Théâtre Lumière, le charmant Édouard Baer, acteur et maître de cérémonie, a salué la grande Agnès Varda, à laquelle l’affiche du festival rend hommage, dans un plaidoyer pour le cinéma en salle (égratignant au passage Netflix, interdit de compétition cannoise depuis l’an dernier). La Belge Angèle a chanté Sans toi, du regretté Michel Legrand, puis Javier Bardem et Charlotte Gainsbourg, au look new wave zébré, ont déclaré le festival officiellement ouvert.

Une ouverture dans la bonne humeur de l’humour décalé du 13e long métrage sans prétention de Jim Jarmusch, un enfant chéri de Cannes (The Dead Don’t Die est son huitième film à concourir pour la Palme d’or). Osons d’emblée une prédiction : Jarmusch ne remportera pas la plus haute distinction du cinéma d’auteur mondial avec ce film de morts-vivants qui envahissent un village de 738 habitants de l’État de New York. Mais voir Iggy Pop en macchabée vaut à lui seul le prix d’entrée.

Résumé : rien ne va plus à Centerville, USA. Le cycle des jours est détraqué, les périodes d’ensoleillement sont aléatoires, et la Lune brille d’une inquiétante lueur mauve. Les animaux ne savent plus où donner de la tête, et bien des humains vont bientôt la perdre. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire Romero, les zombies sortent de leurs tombes pour semer la pagaille et satisfaire leur appétit vorace pour la chair humaine. Qui va survivre ? Qui va mourir ? Qui est déjà mort ? Telle est la question, comme dirait le barde d’Avon.

PHOTO FREDERICK ELMES, FOURNIE PAR FOCUS FEATURES

Iggy Pop incarne un zombie dans The Dead Don't Die, de Jim Jarmusch.

Un trio indolent de policiers veille plus ou moins au grain — interprétés par Bill Murray, Adam Driver et Chloë Sevigny —, une étrange thanatologue écossaise (Tilda Swinton) propose de leur donner un coup de main, un ermite (Tom Waits) observe au loin, mais c’est sans compter sur les goules qui se multiplient et qui ont faim.

Sur une colonne Morris près du Palais des festivals, on peut lire sur l’affiche de The Dead Don’t Die qu’il a « un casting à réveiller les morts ». En effet. La distribution fait la belle part aux collaborateurs habituels de Jarmusch : Murray était la tête d’affiche de Broken Flowers (Grand Prix du jury en 2005), Driver incarnait le poète-chauffeur d’autobus du récent Paterson, Tilda Swinton était l’une des vampires d’Only Lovers Left Alive, on a vu Tom Waits dans Down by Law, Iggy Pop dans Dead Man, RZA dans Ghost Dog et Steve Buscemi dans Mystery Train.

Jarmusch, qui ne fait pas ses 66 ans malgré ses cheveux blancs, a déjà donné dans le cinéma de genre : le film de samouraïs avec Ghost Dog, le western avec Dead Man, le film de vampires avec Only Lovers Left Alive (présenté en compétition à Cannes en 2016). Le voilà qui embrasse avec un plaisir manifeste le film de zombies, sans trop d’effusion de sang, mais avec quantité de personnages nécrosés à mauvaise mine, de références cinématographiques et une extra dose d’humour pince-sans-rire.

La droite américaine en prend pour son rhume, et le capitalisme itou, dans cette fable écologique apocalyptique — aux métaphores un peu trop appuyées — mettant en scène des zombies plus burlesques qu’effrayants.

On sourit souvent, quelques répliques sont hilarantes, mais cet exercice de style de série B ne devrait pas passer à l’histoire du Festival de Cannes, où Jarmusch a été révélé par Stranger Than Paradise (Caméra d’or 1984). The Dead Don’t Die prend l’affiche dès aujourd’hui en France et devrait être en salle en Amérique du Nord le 14 juin.

Jurées d’abord

PHOTO LOIC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les membres du jury de la compétition du 72e Festival de Cannes : Elle Fanning, Alejandro González Iñárritu, Kelly Reichardt, Maimouna N’Diaye, Enki Bilal, Pawel Pawlikowski, Yorgos Lanthimos, Alice Rohrwacher et Robin Campillo

Avant la projection, Édouard Baer a accueilli sur scène le jury de la compétition. Un jury paritaire, où l’on trouve pour la première fois trois réalisatrices, qui n’avaient manifestement pas envie de se prononcer sur la place des femmes dans le cinéma — l’un des sujets de l’heure au Festival de Cannes —, lors d’une conférence de presse en milieu d’après-midi hier.

L’actrice et réalisatrice Maimouna N’Diaye a carrément éludé la question, préférant inviter les cinéastes à tourner plus souvent en Afrique, et notamment chez elle au Burkina Faso. La réalisatrice américaine Kelly Reichardt a déclaré avoir « hâte au moment où l’on ne dira plus femme réalisatrice, ou femme, en parlant d’un film ». Et la cinéaste italienne Alice Rohrwacher (Lazzaro Felice) a résumé ainsi le sentiment général des jurées de la compétition à propos de « cette question qui revient tout le temps ». « C’est comme arriver sur une plage et demander aux naufragés pourquoi ils sont encore vivants, dit-elle. Il faut demander aux gens qui ont construit le bateau, à ceux qui ont vendu des billets ! »

Alejandro González Iñárritu, qui a présenté Amores Perros à la Semaine de la critique en 2000 et remporté le Prix de la mise en scène pour Babel en 2006, est le tout premier cinéaste latino-américain à présider le jury de la compétition à Cannes. Il ne compte pas pour autant dicter le ton à ses camarades. « Je n’ai jamais rien contrôlé, ni mes plateaux ni ma famille, rien ! », a-t-il déclaré, ajoutant que la notoriété des cinéastes en lice pour la Palme d’or n’aura pas d’influence sur le palmarès.

Le cinéaste de Biutiful et Birdman avoue ne pas être réfractaire aux différentes plateformes et nouvelles manières de voir du cinéma, même s’il y a justement, selon lui, une différence entre « voir » une œuvre en salle et la « regarder » sur son téléphone, sa tablette ou son ordinateur. « Je le fais aussi parfois ! Mais je sais que ce n’est pas la même expérience. L’un n’exclut pas l’autre. Ce sont des choses complémentaires. On peut écouter du Beethoven dans son auto et trouver ça formidable. Mais ce serait un désastre si on n’avait pas aussi la possibilité d’entendre sa musique interprétée par 100 musiciens dans une salle de concert. »

Loquace et éloquent, le cinéaste mexicain — qui a souvent tourné en anglais — insiste sur l’importance pour les cinéphiles de voir des films réalisés chez eux, dans leur propre langue, mais aussi des films étrangers, comme ceux qui sont présentés à Cannes.

« Combien de films de la compétition seront ensuite présentés aux États-Unis ou au Mexique ? Ne pas avoir accès à des films de partout dans le monde est dangereux », dit-il, précisant que l’un des plus grands maux de l’époque est l’ignorance.

En 2017, Iñárritu avait conçu la formidable installation de réalité virtuelle Carne Y Arena à Cannes, qui mettait en scène des migrants à la frontière américano-mexicaine. Que pense-t-il du climat entre les deux nations depuis l’élection à la présidence de Donald Trump ? « Je préfère m’exprimer à travers mon art, dit-il. Mais cette rhétorique était la même en 1939. Chaque tweet [de Trump] est une brique d’isolement de plus. »