Chez les différents intervenants du milieu du cinéma consultés par La Presse, un événement fait l’unanimité : l’arrivée des plateformes numériques. Netflix, plus particulièrement, a profondément changé les modèles de consommation et d’exploitation au cours de la dernière décennie. L’effet de cette onde de choc ne semble pas près de s’estomper.

C’était en 2015, soit deux ans après que Netflix eut déjà révolutionné le monde de la télévision avec la série House of Cards. Cette année-là, la Mostra de Venise a sélectionné dans sa compétition officielle Beasts of No Nation, le premier long métrage « de prestige » portant la bannière Netflix. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire polémique, le géant américain de la diffusion en continu a mis sens dessus dessous l’écosystème entier du cinéma, des grands festivals internationaux jusqu’à l’exploitation des films en salle, en passant par l’organisation de l’Académie des arts et des sciences du cinéma et sa fameuse cérémonie des Oscars. Ce faisant, Netflix a forcé tous les intervenants de l’industrie à remettre en question la définition même d’un film de cinéma.

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En 2015, la Mostra de Venise a sélectionné dans sa compétition officielle Beasts of No Nation, le premier long métrage « de prestige » portant la bannière Netflix.

« L’arrivée des plateformes numériques est sans contredit, pour moi, l’événement le plus marquant des 10 dernières années, sinon de l’ensemble de ma carrière ! », a déclaré à La Presse Patrick Roy, président, Les Films Séville et président, Distribution Cinéma, Entertainment One. « Ces nouveaux joueurs se sont immiscés dans le marché en faisant fi des règles établies, et ils ont réussi à se tailler une place enviable en offrant un produit qui plaît et une nouvelle façon de consommer le contenu télévisuel et cinématographique, ce qui a révolutionné notre industrie. »

Un intervenant très actif

Non seulement Netflix s’impose dans le domaine des productions cinématographiques originales de prestige, réalisées par des cinéastes de renom (Roma l’an dernier, The Irishman, Marriage Story, The Two Popes et quelques autres cette année), mais le diffuseur en ligne est aussi très actif – agressif, diraient certains – dans le marché des acquisitions de longs métrages internationaux afin de les présenter en exclusivité sur sa plateforme. Le film franco-sénégalais Atlantique (Mati Diop), Grand Prix du Festival de Cannes, et le film d’animation J’ai perdu mon corps (Jérémy Clapin), Grand Prix de la Semaine de la critique, constituent en outre des exemples récents. Les distributeurs locaux n’hésitent pas à parler de concurrence déloyale. « Depuis longtemps, nous réclamons pour Netflix une réglementation semblable à celle que doivent respecter tous les distributeurs, diffuseurs et exploitants canadiens », fait remarquer Andrew Noble, président du Regroupement des distributeurs indépendants de films du Québec. Toutes les associations professionnelles du Québec sont unanimes à cet égard.

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Scarlett Johansson et Adam Driver dans une scène de Marriage Story, film diffusé sur Netflix

Jusqu’à maintenant, les grandes chaînes d’exploitation nord-américaines refusent de proposer des films Netflix dans leurs salles, tant et aussi longtemps que la fenêtre d’exclusivité qui leur est réservée n’est pas respectée par le diffuseur en ligne. Aux États-Unis et au Canada, un règlement stipule qu’une œuvre cinématographique ne peut être diffusée sur une plateforme moins de 90 jours après son premier jour d’exploitation sur grand écran. Refusant ce modèle, mais souhaitant néanmoins présenter ses films de prestige en salle, afin notamment de répondre aux critères d’admissibilité établis par les organisations attribuant des prix (surtout les Oscars), Netflix conclut des ententes à la pièce avec des cinémas indépendants. À Montréal, le Cinéma Moderne, la Cinémathèque québécoise, le Cinéma Dollar et le Starz Langelier présentent volontiers ces longs métrages.

« Je n’ai rien contre les plateformes, ce sont de magnifiques agrégateurs de contenus de tous genres, poursuit Andrew Noble. Mais personne ne va annuler son abonnement à Netflix parce qu’un film sort dans les salles trois mois avant. »

Et l’avenir ?

Vincent Guzzo, président de l’Association des propriétaires de cinémas du Québec, estime que l’arrivée de nouvelles plateformes numériques hollywoodiennes risque d’offrir une solide concurrence à Netflix.

« Les films que produira Apple TV seront présentés dans les salles de cinéma par Paramount et respecteront la fenêtre d’exclusivité de 90 jours, explique-t-il. À l’évidence, Disney+ en fera de même. »

Je crois même que Netflix ne pourra pas survivre dans un marché plus compétitif, au moment où tout le monde, Apple, Universal, Disney, Sony et Warner Bros., annonce l’arrivée de sa propre plateforme. Netflix ne pourra pas continuer en perdant des abonnés et en offrant son service au même prix.

Vincent Guzzo

« Déjà, Disney et Fox ont retiré leurs films de la plateforme. Universal et Warner Bros. feront probablement la même chose bientôt. Ou Netflix disparaîtra, ou il sera racheté par une autre corporation. »

Patrick Roy est un peu moins catégorique. « Je suis optimiste et je pense qu’avec du dialogue, de l’ouverture et de la flexibilité, il y aura un jour un rapprochement entre les plateformes et les exploitants de salles de cinéma. C’est inévitable. L’aspect positif dans tout ça, c’est que le contenu cinématographique n’a jamais été aussi accessible pour les consommateurs partout sur la planète et, dans cette nouvelle réalité, il est essentiel de continuer le combat afin de nous assurer que le cinéma québécois et la culture québécoise dans son intégralité continuent de trouver leur place et d’exister. Ici et à l’étranger. »

Nos spécialistes

> Rose-Marie Perreault, comédienne (La Bolduc, Avant qu’on explose, la série Le monstre)

> Carolle Brabant, ancienne directrice générale de Téléfilm Canada

> Nicolas Girard Deltruc, directeur général du FNC

> Patricia Chica, réalisatrice (Montreal Girls)

> Denise Robert, productrice (La chute de l’empire américain, Menteur)

> Monique Simard, ancienne présidente de la SODEC

> Philippe Falardeau, cinéaste (Monsieur LazharGuibord s’en va-t-en guerre)

> Andrew Noble, président du Regroupement des distributeurs indépendants de films du Québec

> Vincent Guzzo, président de l’Association des propriétaires de cinémas du Québec

> Patrick Roy, président de eOne Films Canada