Le 25e festival Cinemania s’ouvre ce soir avec la projection, en première québécoise, de Portrait de la jeune fille en feu. Rencontre avec Adèle Haenel, dont les allégations de harcèlement à l’encontre d’un cinéaste font l’objet d’une enquête (voir encadré à la fin), et Noémie Merlant, les deux interprètes de ce film magnifique, l’un des plus beaux de l’année. 

L’actualité cinématographique croise parfois de grands débats de société. Plus tôt cette semaine, Adèle Haenel a courageusement pris la parole pour dénoncer les abus dont elle a été victime au début de sa carrière. Nous l’avons rencontrée, il y a deux mois, au festival de Toronto, en compagnie de Noémie Merlant, sa partenaire de jeu, pour parler de Portrait de la jeune fille en feu, film de Céline Sciamma, lauréate du prix du meilleur scénario au Festival de Cannes cette année.

Portrait de la jeune fille en feu est un projet qu’entretenait Céline Sciamma depuis quelques années, destiné spécifiquement à Adèle Haenel. Les deux femmes ont pratiquement fait leurs débuts ensemble, l’actrice étant la tête d’affiche de Naissance des pieuvres, le tout premier long métrage de la cinéaste.

« J’avais 17 ans quand j’ai tourné Naissance des pieuvres, rappelle Adèle Haenel. J’avais déjà joué auparavant – je me suis même retrouvée sur une scène de théâtre à l’âge de 5 ans ! –, mais c’est grâce à Céline que ma décision d’exercer ce métier est devenue très claire. Dans mon esprit, il n’y avait alors plus rien de négociable. Cela relevait presque de la foi. C’était comme entrer dans les ordres ! »

La comédienne, qui a franchi le cap de la trentaine cette année, est devenue rapidement une figure incontournable du cinéma français, glanant au passage deux trophées César (meilleure actrice dans un second rôle grâce à Suzanne en 2014, et Les combattants lui a valu le César de la meilleure actrice l’année suivante). Elle a pu suivre l’évolution de Portrait de la jeune fille en feu pendant tout le processus créatif. Face à elle, Noémie Merlant, une actrice révélée grâce au film Le ciel attendra (Marie-Castille Mention-Schaar), que le public de Cinemania pourra aussi voir dans Curiosa, drame historique de Lou Jeunet dans lequel elle donne la réplique à Niels Schneider.

Un défi particulier

Le film de Céline Sciamma relate une histoire d’amour entre une artiste peintre du XVIIIe siècle et une femme dont elle doit réaliser le portrait de mariage. Le fait de camper des personnages issus d’une autre époque – l’intrigue se déroule en 1770 – a constitué un défi particulier pour les deux actrices, mais aussi une source d’exaltation.

« Ça fait même un peu rêver, fait remarquer Adèle Haenel. Se projeter dans une autre époque nous oblige aussi à remettre en question nos propres évidences, qu’il s’agisse du rythme de la parole, de la posture, de la façon de marcher, de bouger, du rapport entre la pensée et l’action, bref, la reconstitution d’une époque nous permet de tout remettre en jeu en renvoyant tous les curseurs. On a toujours l’impression que le passé était beaucoup plus simple que le présent, avec ce rapport plus naïf à la hiérarchie, par exemple. Cela dit, on peut quand même supposer que la vie était aussi riche et complexe pour les gens de cette époque qu’elle l’est pour nous aujourd’hui. L’idée de voyager dans le temps est super intéressante, car elle nous permet de jouer avec de nouveaux codes. »

« À tous les niveaux, cette histoire parle des femmes aussi, souligne Noémie Merlant. Comme elles sont les oubliées de l’Histoire, nous avons dû inventer. »

Hommage aux oubliées 

Les personnages de Portrait de la jeune fille en feu sont en effet fictifs, même s’ils auraient pu être inspirés d’une histoire véridique. Au fil de ses recherches, Céline Sciamma a en effet découvert la présence de nombreuses femmes peintres à cette époque, dont l’Histoire, écrite par les hommes, n’a jamais retenu les œuvres.

« On ne souhaitait pas tomber dans le biopic pour cette raison, explique Adèle Haenel. Si on l’avait fait, nous aurions alors dû faire le portrait de quelqu’un qui a réussi, dont l’histoire aurait pu être édifiante. Cela aurait pu donner quelque chose d’intéressant aussi, mais étrangement, il nous fallait parler de ce que ces femmes ont eu la possibilité de faire – et de vivre – dans un monde structuré de telle façon qu’elles étaient quand même empêchées de s’épanouir. C’est un peu le modèle politique du film. »

Les deux actrices s’accordent pour dire qu’une complicité entre comédiennes se développe en jouant. Adèle Haenel emploie même une image sportive pour décrire comment une chimie peut se créer spontanément.

« C’est exactement comme sur un terrain de football, indique-t-elle. On essaie de se faire de belles passes pour atteindre le filet. Personnellement, j’aime bien faire de petites choses inattendues pour voir comment l’autre va réagir ! »

« C’était d’ailleurs génial, poursuit Noémie Merlant. C’est bien d’être un peu bousculée aussi. Cela dit, il faut une vraie volonté des deux partenaires de jouer ensemble, sinon, ça ne marche pas. Là, c’était parfait parce qu’Adèle m’obligeait à sortir des conventions, un peu à la manière des personnages du film. »

Portrait de la jeune fille en feu ouvre ce soir le 25e festival Cinemania. En salle le 14 février 2020.

PHOTO FRANÇOIS GUILLOT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Christophe Ruggia (à gauche)

Les allégations d’Adèle Haenel entraînent une enquête

Le parquet de Paris a annoncé mercredi l’ouverture d’une enquête préliminaire à la suite des déclarations faites plus tôt cette semaine par Adèle Haenel à l’encontre du réalisateur Christophe Ruggia, avec qui elle a tourné, à l’âge de 12 ans, Les diables. L’enquête va porter sur des faits d’« agressions sexuelles sur mineure de moins de 15 ans par personne ayant autorité » et sur du « harcèlement sexuel ». Depuis la publication dimanche par Mediapart d’une longue enquête au cours de laquelle l’actrice dénonce les agissements du réalisateur « sous l’emprise » duquel elle était, plusieurs messages de soutien se sont fait entendre, notamment de la part de Marion Cotillard. « Adèle, ton courage est un cadeau d’une générosité sans pareil pour les femmes et les hommes, pour les jeunes actrices et acteurs, pour tous les êtres abîmés qui savent maintenant grâce à toi qu’ils n’ont pas à subir cette violence. Et, pour ceux qui l’ont subie, qu’ils peuvent parler, ils seront écoutés et entendus », a-t-elle écrit sur Instagram. Par l’intermédiaire de ses avocats, Christophe Ruggia, 54 ans, a « réfuté catégoriquement » avoir « exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d’attouchement » sur l’actrice. La Société des réalisateurs de films (SRF), association professionnelle comptant quelque 300 adhérents, a cependant annoncé lundi avoir radié le réalisateur de ses membres.

— Avec l’Agence France-Presse