Le célèbre cinéaste, qui avait célébré son 80e anniversaire de naissance il y a trois mois, laisse en héritage 11 longs métrages de fiction, dont quelques-uns (J.A. Martin photographe, Le matou) figurent parmi les plus marquants de notre cinématographie nationale. Jean Beaudin fut aussi l’un des premiers cinéastes à se lancer dans la réalisation de téléséries de prestige, parmi lesquelles, bien sûr, Les filles de Caleb, véritable phénomène télévisuel au début des années 90.

« C’est l’aventure d’une vie, raconte Marcel Sabourin en parlant de celui avec qui il a notamment écrit le scénario de J.A. Martin photographe, en plus d’y jouer aux côtés de Monique Mercure. Nous n’avons jamais été mariés, ni amants, mais à un certain moment de ma vie, je l’ai vu davantage que ma femme et mes enfants ! Jean savait comment parler au monde, et il aimait profondément l’être féminin. Sans même qu’on s’en aperçoive, on a écrit un film féministe alors que le mot n’existait pratiquement pas encore. Nous vivions presque dans nos vies personnelles ce que J.A. vivait dans le film. Jean est l’un des plus grands amis que j’ai eus. Et j’en braille une esti de shot… »

Des amitiés solides

Comme bien des cinéastes de sa génération, Jean Beaudin est arrivé au cours des années 60 à l’Office national du film, alors un lieu de création effervescent où se sont aussi nouées des amitiés solides. De cette époque subsiste encore aujourd’hui un petit groupe que l’on surnomme « Les placoteux », dont Jean Beaudin faisait partie. Trois ou quatre fois l’an, des cinéastes de la même génération se rencontrent pour le simple plaisir d’être ensemble.

« Notre dernière rencontre remonte à il y a 15 jours à peine ! Jean était là. Il disait se sentir bien. Pour moi, c’est un véritable choc… », explique Fernand Dansereau.

L’amitié entre Fernand Dansereau et Jean Beaudin a vraiment pris naissance à l’époque des Filles de Caleb, alors que les deux hommes ont travaillé en étroite collaboration. L’un a signé le scénario de cette adaptation en télésérie du roman d’Arlette Cousture, l’autre en a signé la réalisation. Plus récemment, Jean Beaudin a aussi témoigné dans les deux derniers volets de la trilogie que Fernand Dansereau a consacrée au vieil âge. « Il a été très généreux, indique le cinéaste. Je ne pensais pas qu’il se livrerait autant. »

Le couple mythique des Filles de Caleb

Jean Beaudin occupe aussi une grande importance dans le cœur des deux vedettes des Filles de Caleb, Marina Orsini et Roy Dupuis.

« C’est le départ d’un très grand ami et d’un très grand créateur, avec qui j’ai eu la chance de travailler très souvent, confie Marina Orsini. Nous nous sommes d’abord connus grâce à la série L’or et le papier. Et après Les filles de Caleb, il y a aussi eu Shehaweh et Miséricorde. On s’est parlé il y a quelques jours à peine. Nous avons toujours gardé le contact. Il était fier de sa carrière et toujours aussi curieux et en appétit de la vie. Il est vraiment parti trop vite ! »

Très ému, Roy Dupuis rappelle de son côté qu’avant Les filles de Caleb, il était un acteur pratiquement anonyme.

« Ma rencontre avec Jean est la plus importante de ma vie sur le plan professionnel. Jean m’a donné mon premier grand rôle dans une télésérie et ensuite, il m’a donné mon premier grand rôle au cinéma avec Being at Home with Claude. »

« Avec lui, je me suis senti aimé. Il m’a beaucoup appris aussi. Il aimait être proche de ses acteurs. Jean était très limpide dans ses propos et dans ses intentions. Tout était clair avec lui. Il n’avait pas froid aux yeux, il était généreux et son énergie était contagieuse. Comme il était habile physiquement, il savait bien lire les corps aussi. En tout cas, ça brasse pas mal d’affaires en dedans aujourd’hui [hier]. »

De précieux souvenirs

Chevalier de l’Ordre national du Québec en 2016, lauréat du Prix du gouverneur général pour les arts du spectacle en 2017, Jean Beaudin nous aura accordé une dernière entrevue il y a deux ans, à la faveur du 25e anniversaire de la sortie de Being at Home with Claude, une adaptation cinématographique de la pièce de René-Daniel Dubois.

S’il ne pouvait alors poser le même regard sur ses films qu’au moment où ils ont été faits, le cinéaste disait garder précieusement les souvenirs de tournage, principalement des moments privilégiés avec des acteurs.

« Je suis fier d’avoir eu la chance d’avoir de maudits beaux scénarios et d’avoir eu de bons moyens pour les tourner », avait-il déclaré.

« Pour Les filles de Caleb, on me donnait 11 jours pour tourner une heure, avec un budget de presque 1 million de dollars par épisode. Aujourd’hui, c’est quatre ou cinq jours de tournage par heure avec deux fois moins de budget. La différence est là. » — Jean Beaudin en 2017

En revanche, l’expérience de Nouvelle-France, une superproduction de 35 millions de dollars qui n’a pas obtenu le succès escompté, lui inspirait « le désespoir ».

« Je n’aime pas trop en parler, avait-il dit. Ce film aurait tellement pu être extraordinaire. Beaucoup de belles scènes ont dû être retranchées, faute de budget, dont celle de la bataille des plaines d’Abraham. Il y avait trop de comptes à rendre à trop de monde. Il fallait que tout soit approuvé non seulement par le producteur québécois, mais aussi par les producteurs français et britanniques. C’est déjà difficile de dealer avec un, imaginez avec trois ! »

Lauréat de l’Ordre de Montréal cette année, Jean Beaudin devait aussi recevoir le prix Denis-Héroux au prochain festival Fantasia pour l’ensemble de son œuvre. Mario, l’un de ses très beaux films, sera par ailleurs présenté demain soir à la Cinémathèque québécoise, en présence du directeur photo Pierre Mignot.

Cinq œuvres phares

PHOTO OFFICE NATIONAL DU FILM DU CANADA

Monique Mercure et Marcel Sabourin dans J.A. Martin photographe

J.A. Martin photographe (1977)

Au Festival de Cannes en 1977, J.A. Martin photographe a valu à Monique Mercure le prix d’interprétation féminine (ex æquo avec Shelley Duvall pour 3 Women de Robert Altman). « Nous nous étions retirés à Saint-Benoît-du-Lac, Jean et moi, pour écrire le scénario, et les moines ont failli nous jeter dehors parce qu’ils trouvaient qu’on sacrait trop ! », rappelle Marcel Sabourin, aussi vedette du film.

Cordélia (1980)

PHOTO FOURNIE PAR L’ONF

Louise Portal dans Cordélia

Inspiré du roman La lampe dans la fenêtre de Pauline Cadieux, le film raconte l’histoire de Cordélia Viau, accusée d’avoir assassiné son mari avec la complicité de Samuel Parslow, son amant présumé. Entourée de Gaston Lepage et de Raymond Cloutier, Louise Portal y trouve son premier grand rôle au cinéma.

Le matou (1985)

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Guillaume Lemay-Thivierge dans Le matou

Cette adaptation cinématographique du roman d’Yves Beauchemin a obtenu un très beau succès. Et a révélé un tout jeune acteur répondant au nom de Guillaume Lemay-Thivierge.

Les filles de Caleb (1990)

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA (ARCHIVES)

Marina Orsini et Roy Dupuis dans Les filles de Caleb 

En 1990, cette télésérie, adaptée du roman d’Arlette Cousture, a caracolé au sommet des cotes d’écoute, fracassant même régulièrement la barre des 3 millions de téléspectateurs. « Jean est arrivé à la suite du départ d’André Melançon, qui devait réaliser la série. Le scénario était déjà écrit, mais j’ai eu des conversations très sérieuses avec Jean, et ce qu’il a fait est tout simplement fabuleux sur le plan de la mise en scène. Une espèce de génie ! », commente le scénariste Fernand Dansereau.

Being at Home with Claude (1992)

PHOTO FOURNIE PAR ALLIANCE VIVAFILM (ARCHIVES)

Jacques Godin et Roy Dupuis dans Being at Home with Claude

« J’avais lu d’une traite la pièce de René-Daniel Dubois, a expliqué Jean Beaudin lors du 25e anniversaire du film. Les mots étaient comme des balles de fusil. Et puis, Roy Dupuis et Jacques Godin relevaient pour moi de l’évidence. Je venais de passer 200 jours de tournage en deux ans avec Roy pour Caleb. Je connaissais tout de lui. J’aimais sa gueule, j’aimais son travail, j’aimais sa façon de jouer, de se promener, d’être ! »