(Cannes) Monia Chokri a beaucoup d’esprit. Son premier long métrage, La femme de mon frère, présenté hier soir en ouverture de la section Un certain regard du Festival de Cannes, n’en manque certainement pas. Ce film au charme certain, à la fois moderne et rétro, comique et intello, a reçu un accueil très chaleureux au terme de sa présentation officielle, à la salle Debussy du Palais des festivals.

« Je suis dans une drôle de zone, a avoué la cinéaste et comédienne, quelques instants à peine après la projection. Je n’ai pas pu m’abandonner à la joie de regarder mon film. Je crois que c’est normal. Je me suis demandé pourquoi j’étais ici ! Je n’étais pas tout à fait dans mon corps… »

Un sentiment partagé par l’actrice principale de cette comédie très particulière, Anne-Élisabeth Bossé, qui interprète Sophia, une jeune docteure en philosophie sans emploi, dont la relation fusionnelle avec son frère Karim (Patrick Hivon) sera bouleversée par la rencontre de ce séducteur en série avec sa gynécologue, Éloïse (Evelyne Brochu).

La femme de mon frère met aussi en scène Magalie Lépine-Blondeau, Mani Soleymanlou et Micheline Bernard, qui sera du film en compétition de Xavier Dolan, Matthias et Maxime. Dolan était d’ailleurs sur place et manifestement ému, hier, en constatant le bel accueil réservé par les festivaliers au film de son amie.

La section Un certain regard « met l’accent sur des œuvres singulières, originales dans leur propos et leur esthétique, qui traduisent le renouvellement de l’expression cinématographique » (dixit le catalogue officiel du Festival).

Cela correspond bien à La femme de mon frère, comédie atypique et acidulée, à l’humour tantôt tendre, tantôt caustique, qui s’apparente par moments visuellement à certains films de la Nouvelle Vague ou du cinéma québécois des années 70 (Denys Arcand, notamment) et où l’on devine quelques influences dolaniennes. L’ensemble, cela dit, impose une esthétique unique, contemporaine, qui se démarque favorablement de la grisaille omniprésente du cinéma québécois actuel. Il n’y a pas à dire, Montréal est beau et vibrant dans l’œil aimant de Monia Chokri.

La femme de mon frère s’intéresse aux paradoxes d’une jeune femme brillante mais anxieuse, féministe assumée embourbée dans les diktats imposés aux femmes, fille d’immigrant typiquement montréalaise (qui rechigne à travailler à Longueuil). Monia Chokri manie avec une verve manifeste et un talent indéniable l’ironie. Ses dialogues, s’ils pèchent parfois par excès de truculence, sont d’une efficacité redoutable. La scénariste sait aussi laisser de côté — momentanément — le cynisme pour faire place à une émotion authentique.

Anne-Élisabeth Bossé, alter ego de la cinéaste, est formidable dans ces différents registres. Le reste de la distribution est à l’avenant. On regrettera quelques personnages moins bien dessinés — une jeune femme qui apparaît et disparaît sans avertissement —, des zones plus floues dans la progression dramatique, même si Monia Chokri évite la plupart des écueils propres au premier long métrage.

On comprend pourquoi son film a été sélectionné pour lancer la programmation d’Un certain regard, section réputée être « l’antichambre » de la compétition. C’est dans cette même section que Monia Chokri avait fait ses premières apparitions à Cannes, à titre de comédienne, accompagnant Les amours imaginaires (2010) et Laurence Anyways (2012) de Xavier Dolan. Niels Schneider, le chérubin au physique statuaire du trio des Amours imaginaire s, a d’ailleurs un petit rôle dans La femme de mon frère ainsi que dans Sibyl, de Justine Triet, qui sera présenté plus tard en compétition.

« C’est pour moi un double d’honneur que mon film soit à Cannes et en ouverture d’Un certain regard », a déclaré Monia Chokri au public avant la présentation de son film, qu’elle a dédié à ses amis. 

« J’ai une vive émotion d’être ici, où je suis née il y a neuf ans comme actrice. Et où je vais peut-être naître comme cinéaste. »

Elle est pourtant déjà née, la cinéaste. Le tout aussi inspiré premier court métrage de Monia Chokri, Quelqu’un d’extraordinaire, qui mettait en scène la crème des jeunes actrices québécoises, avait remporté de nombreux prix en 2013. L’actrice-cinéaste compte d’ailleurs alterner entre des projets de mise en scène (elle espère tourner son prochain long métrage à l’automne 2020) et de jeu, au Québec et en France, où elle tenait récemment le rôle principal d’On ment toujours à ceux qu’on aime de Sandrine Dumas.

La femme de mon frère est en lice à la fois pour la Caméra d’or, remise au meilleur premier long métrage, et aux prix de la section Un certain regard, qui seront décernés le 24 mai, la veille du palmarès de la compétition. Le film prendra l’affiche au Québec dans la foulée de sa présentation cannoise, le 7 juin, ainsi qu’en France, le 26 juin.

Le courant passe entre Xavier et Julianne

PHOTO REGIS DUVIGNAU, REUTERS

La comédienne américaine Julianne Moore et le cinéaste québécois Xavier Dolan semblaient s’entendre à merveille lors d’une rencontre organisée par le Festival de Cannes.

Sentir le courant passer entre un réalisateur et une actrice. Voir la connivence entre deux comédiens prendre racine devant ses yeux. C’est ce que j’ai ressenti, hier après-midi, à l’occasion d’une rencontre « exclusive » (organisée par le commanditaire MasterCard) à l’hôtel Majestic entre Xavier Dolan, l’actrice américaine Julianne Moore et le grand cinéaste allemand Werner Herzog, qui semblait presque de trop, avec ses conseils « de sage » parfois paternalistes.

Je croyais pourtant que le réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu — réalisé en 1972, alors qu’il avait l’âge de Xavier Dolan — et de Fitzcarraldo (Prix de la mise en scène à Cannes en 1982) aurait davantage d’atomes crochus avec le Québécois. Herzog, qui présente son plus récent documentaire, Family Romance, en séance spéciale, est lui aussi autodidacte et a réalisé, comme Dolan, son premier film à 19 ans.

Entre les deux, Julianne Moore a eu tôt fait de choisir son camp. Celui du fils spirituel plutôt que de la figure paternelle autoritaire. L’actrice, qui est de la distribution du moyen métrage de Luca Guadagnino (Call Me by Your Name), The Staggering Girl, à la Quinzaine des réalisateurs, a semblé particulièrement touchée par le récit de la difficulté du Québécois de passer du statut d’enfant-acteur à acteur à part entière.

On devinait l’empathie dans son regard lorsque Dolan a raconté s’être senti « comme un has-been à 16 ans ».

Assez pour écrire son propre scénario (J’ai tué ma mère) afin de s’y réserver un rôle. « Je n’ai pas de difficulté à me voir à l’écran, dit-il. Mais revoir mes deux premiers films est plus douloureux, parce que j’étais tellement concentré sur la réalisation que je tournais mes scènes à la fin de la journée, en 15 minutes. J’ai appris derrière et devant la caméra, avec des essais et des erreurs. »

« C’est dur de vivre ce rejet à un si jeune âge », lui a dit Julianne Moore. Les yeux verts de l’actrice se sont illuminés lorsque le jeune cinéaste lui a confié qu’une fée marraine lui avait suggéré à l’adolescence de voir Short Cuts, de Robert Altman, dans lequel elle a un rôle.

Mais on l’a sentie craquer lorsque Xavier Dolan lui a récité, de mémoire, l’une de ses répliques du film The Hours de Stephen Daldry. « Je ne veux pas avoir l’air d’un groupie », lui a-t-il avoué, en lui tenant la main. Une idylle est née. Je ne serais pas étonné qu’un jour, on voit la comédienne de Boogie Nights et de Far From Heaven dans un film signé Dolan.

Les Misérables

Premier coup de cœur de la compétition, Les Misérables de Ladj Ly n’est pas un film d’époque, mais une œuvre inspirée d’une vraie bavure policière en banlieue de Paris, à Montfermeil (où Victor Hugo aurait écrit son célèbre roman).

Le cinéaste français était sur place, chez lui, où il a grandi et où il vit toujours, lorsque deux jeunes ont été arrêtés puis battus par des policiers en 2005. Il a tout filmé. La cité s’est embrasée, les policiers n’ont pu contenir les émeutes. Ly en a tiré un court métrage en 2017, devenu depuis un long, présenté hier.

Les Misérables raconte l’histoire du point de vue d’un policier normand muté dans une section anti-émeute, en banlieue parisienne. Tourné caméra à l’épaule, ce drame social aux accents de thriller commence avec des images de liesse et d’allégresse de la finale de la Coupe du monde 2018 — remportée par la France — et l’espoir d’un renouveau black/blanc/beur.

On remarque le regard du documentariste qu’est Ladj Ly dans cette œuvre explosive, tout sauf manichéenne, qui puise son intensité dans la nuance et la vérité de personnages forts et complexes.

Différents groupes perturbent la paix dans la Cité : les Frères musulmans, les policiers, les jeunes délinquants. L’équilibre est précaire, et la marmite menace d’exploser. Le scénario des Misérables rappelle inévitablement celui de La haine de Mathieu Kassovitz. Vincent Cassel fut d’ailleurs le « parrain » de Kourtrajmé, sorte de Kino français fondé dans les années 90 par les adolescents — et futurs cinéastes — Kim Chapiron et Romain Gavras, amis d’enfance de Ladj Ly, qui devint vidéaste de descentes policières avant de fonder sa propre école de cinéma pour les jeunes des banlieues, l’an dernier.

« Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, écrivait Victor Hugo. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » C’est le crédo de ce film percutant, qui pourrait très bien se retrouver au palmarès le 25 mai.