Avec la disparition de la comédienne Jeanne Moreau, décédée à Paris à l'âge de 89 ans, le cinéma français perd l'une de ses plus grandes ambassadrices, une icône qui a fasciné les plus grands réalisateurs en près de 70 ans de carrière.

Jeanne Moreau a été retrouvée morte lundi matin dans son appartement parisien, a indiqué son agent.

L'annonce du décès de la grande comédienne à la beauté sensuelle et à l'inimitable voix grave a suscité de nombreuses réactions.

«Un visage d'une beauté tellement forte, tellement... expressive», a réagi sur Twitter Pierre Lescure, président du Festival de Cannes. Lauréate du prix d'interprétation féminine 1960 à Cannes (pour Moderato Cantabile), Jeanne Moreau fut aussi la seule comédienne à avoir présidé deux fois le jury sur la Croisette (en 1975 et 1995). Elle y a aussi été plusieurs fois maîtresse de cérémonie.

«Jeanne Moreau, c'est l'art, la culture, la beauté, le chic, l'esprit français», a pour sa part écrit l'homme de cinéma Gilles Jacob, ex-président du Festival submergé par «une absolue tristesse», dans une tribune au Huffington Post.

Née le 23 janvier 1928 à Paris d'un restaurateur et d'une danseuse anglaise, l'inoubliable interprète de la chanson Le Tourbillon de la vie dans Jules et Jim (1962) a tourné dans plus de 130 films. L'actrice qui a fasciné Orson Welles (Une histoire immortelle), Luis Bunuel (Journal d'une femme de chambre), Michelangelo Antonioni (La notte) ou Joseph Losey (Eva), avait reçu en 1992 le César, récompense du cinéma français, de la meilleure actrice pour La vieille qui marchait dans la mer.

«Je suis animée par une sorte d'énergie intérieure que je ne contrôle pas», expliquait cette artiste pour qui le cinéma n'était «pas une carrière, mais une vie».

Au fil des ans, elle travaille avec les plus grands réalisateurs et collectionne les films phare de la Nouvelle Vague.

Au Québec, elle a joué dans Romeo et Juliette du réalisateur Yves Desgagnés.

«Moment de pur plaisir»

«Il y a des personnes qui, pour trouver des choses, explorent la planète, moi ce que j'ai toujours voulu explorer c'est le tréfonds de l'âme humaine», expliquait Jeanne Moreau. Au point d'être parfois envahie à son insu par les personnages qu'elle incarnait et d'en porter les traces.

«Ses films la déchirent», écrivait Marguerite Duras, d'autant que Jeanne Moreau jouait des femmes rebelles, comme elle-même, anticonformistes, marginales.

«Il est des personnalités qui à elles seules semblent résumer leur art. Jeanne Moreau fut de celles-ci. Avec elle disparaît une artiste qui incarnait le cinéma dans sa complexité, sa mémoire, son exigence», a souligné le président Emmanuel Macron dans un communiqué.

Mariée très jeune en 1949 avec le comédien et réalisateur Jean-Louis Richard, divorcée en 1955, Jeanne Moreau s'était remariée en 1977 avec William Friedkin, le réalisateur de French Connection, qui aboutit de nouveau à un divorce après deux ans.

L'actrice qui eut des liaisons amoureuses avec le cinéaste Louis Malle, avec qui elle tournera Ascenseur pour l'échafaud ou encore Les amants, et le couturier Pierre Cardin, dont l'homosexualité n'était pas un secret, affirmait avoir recherché «l'amour profond» plus que la passion.

Au théâtre, la comédienne a joué en 1947 au premier festival d'Avignon, sous la direction de Jean Vilar. Elle a donné vie aux textes de Jean Cocteau, Frank Wedekind ou encore Heiner Müller, sous la direction des plus grands metteurs en scène (Peter Brook, Antoine Vitez, Claude Régy, Klaus Michael Grüber).

De sa voix sensuelle tôt voilée par la cigarette, Jeanne Moreau a aussi marqué le monde de la chanson, mode d'expression qu'elle considérait comme «un moment de pur plaisir».

«C'est une jolie façon de s'exprimer. Voyez toutes les émotions, tous les messages que l'on peut faire passer en trois ou quatre minutes», disait-elle.

Les obsèques auront lieu dans la plus stricte intimité familiale, mais «une cérémonie d'hommage sera organisée ultérieurement», a précisé la famille.

Icône du cinéma et femme libre

Avec sa beauté sensuelle teintée de lassitude et sa voix incomparable, Jeanne Moreau laisse l'empreinte d'une actrice éclectique et d'une femme libre.

Elle a tourné dans plus de 130 films, avec les plus grands noms du cinéma, tels Orson Welles, Wim Wenders, Rainer Werner Fassbinder, François Truffaut ou Elia Kazan.

Elle a été toute jeune pensionnaire de la Comédie-Française, a enregistré plusieurs albums de chansons, dont Le tourbillon - chanson culte du film de François Truffaut Jules et Jim qu'elle avait chantée aux côtés de Vanessa Paradis à Cannes en 1995 -, réalisé deux longs métrages et tourné pour la télévision.

À la veille de ses 80 ans, elle reconnaissait avoir vécu dans son métier des moments de passion qu'elle n'avait pas vécus dans sa vie.

«On dit toujours qu'en vieillissant les gens deviennent plus renfermés sur eux-mêmes, plus durs. Moi, plus le temps passe, plus ma peau devient fine, fine... Je ressens tout, je vois tout», notait-elle avec son phrasé inimitable.

L'actrice qui a fasciné Welles (Une histoire immortelle), Bunuel (Journal d'une femme de chambre), Antonioni (La notte) ou Losey (Eva), raconte avoir «été responsable très tôt» : «quand on n'est pas encouragé par ses proches, il y a une détermination, une énergie».

Le goût des livres

Elle est née le 23 janvier 1928 à Paris d'un père restaurateur et d'une mère danseuse anglaise. Un antagonisme profond la sépare de son père, «un homme élevé par des parents du 19e siècle» qui supportait mal que sa femme lui échappe. «Ça m'a rendue enragée de voir comment une femme pouvait se laisser malmener», confiait-elle.

Son goût pour la lecture lui vient de son oncle, «un homme extraverti» qui lui donnait des livres, - «ce qui était interdit, j'ai toujours lu en cachette» -, et lui payait des cours de danse. «J'ai découvert la sexualité sur le tard, à travers les livres et parce qu'on a vécu dans un hôtel de passe à Montmartre» à Paris, s'amusait cette grande séductrice.

À 19 ans, après le Conservatoire, elle fait ses débuts à la Comédie-Française qui représente pour elle «la discipline, l'exactitude».

Sa rencontre avec Louis Malle pour Ascenseur pour l'échafaud en 1957 est déterminante. Un an plus tard, Les Amants (Lion d'Or à Venise) a été «un cadeau de rupture». «Je suis toujours partie la première, je n'aime pas être abandonnée», disait-elle.

En plein chagrin d'amour, elle fait la connaissance de Marguerite Duras, Margaux comme elle l'appelle. «Comme j'étais devenue une star, que je pouvais imposer le sujet, le metteur en scène, l'acteur, je me suis dit : je vais rencontrer cette femme. Je lui ai écrit, elle m'a reçue». Duras la dirigera dans Nathalie Granger (1973).

Ambassadrice du cinéma français

Au fil des ans, elle travaille avec les plus grands réalisateurs et collectionne les films phares de la Nouvelle Vague. Pour elle, «tourner c'est entrer dans leur univers, c'est la meilleure façon pour pouvoir incarner leurs fantasmes et grâce à eux, j'ai une famille incroyable de femmes qui sont en moi et m'accompagnent».

En 1962, Jules et Jim inaugure sa collaboration avec François Truffaut. «On m'a prêté beaucoup d'aventures amoureuses avec des metteurs en scène. Je n'en ai pas eu 36. Avec François, ça n'a jamais abouti, justement à cause de son amour des femmes, je ne voulais pas être une parmi tant d'autres», racontait cette femme mariée deux fois, et mère d'un fils, Jérôme.

Pour La vieille qui marchait dans la mer, elle a reçu en 1992 le César de la meilleure actrice et «Jeanne la française», comme on l'appelle à l'étranger, est devenue les années suivantes une sorte d'ambassadrice du cinéma français.

Elle a reçu en 1998, des mains de Sharon Stone, un Oscar d'honneur pour l'ensemble de sa carrière, et, dix ans plus, un Super César d'honneur, lors des César 2008, les récompenses du cinéma français.

Lauréate du prix d'interprétation féminine 1960 à Cannes (pour Moderato Cantabile), elle fut la seule comédienne à avoir présidé deux fois le jury de ce Festival (en 1975 et 1995). Elle en a aussi été plusieurs fois maîtresse de cérémonie.

Jeanne Moreau se disait «mystique et frivole», capable de s'angoisser pour le drame du Darfour mais aussi d'aimer l'élégance et les belles choses. Elle aimait comparer la vie à un jardin, «un jardin en friche qu'on nous donne à la naissance» et qu'il faut «laisser beau au moment de quitter la terre».

Jeanne Moreau en dix grandes dates

• 23 janvier 1928: naissance à Paris.

• 1947: joue au premier festival d'Avignon, sous la direction de Jean Vilar.

• 1949: épouse le réalisateur Jean-Louis Richard, dont elle a un fils, Jérôme. En 1977, elle épouse en seconde noce le réalisateur américain William Friedkin, dont elle se sépare deux ans plus tard.

• 1957: Ascenseur pour l'échafaud avec Louis Malle.

• 1960: prix d'interprétation féminine à Cannes pour Moderato Cantabile de Peter Brook, d'après Marguerite Duras.

• 1962: Jules et Jim de François Truffaut, dans lequel elle chante Le tourbillon. Début de sa carrière de chanteuse.

• 1975: préside le jury du Festival de Cannes. Elle le préside à nouveau en 1995 et est la seule comédienne à avoir tenu deux fois ce rôle.

• 1992: César de la meilleure actrice pour La vieille qui marchait dans la mer de Laurent Heynemann. Elle reçoit un César d'honneur en 1995 et un «Super César d'honneur» en 2008.

• 1998: reçoit un Oscar d'honneur pour l'ensemble de sa carrière.

• 2011: revient à Avignon pour interpréter l'intégrale du Condamné à mort de Jean Genet avec Étienne Daho.

Une grande séductrice en quête de «l'amour profond»

Réputée grande séductrice, libre et indépendante, Jeanne Moreau affirmait avoir recherché «l'amour profond» plus que la passion, à travers les liaisons qu'elle avait pu avoir au cours de sa vie.

«L'amour profond n'a rien à faire avec la passion. La passion est éphémère. Les gens qui disent «moi j'ai une passion pour vous», ça ne m'intéresse pas», assurait-elle, l'âge venu.

Au mot sexualité, elle préférait celui de sensualité: «Je laisse au rapport des corps une dimension divine».

L'actrice qui eut des liaisons amoureuses entre autres avec le cinéaste Louis Malle et le couturier Pierre Cardin, certifiait: «J'ai été désirée plus que je n'ai désiré».

Mariée très jeune en 1949 avec le comédien et réalisateur Jean-Louis Richard, elle partageait avec lui la passion du théâtre et les difficultés quotidiennes des jeunes couples désargentés. Leur fils, Jérôme, avait 11 mois quand le mariage commença à battre de l'aile.

«Là, j'ai vécu ma liberté», disait-elle. «Des expériences amoureuses multiples» qui, pour elle, n'avaient pas le parfum scandaleux de l'adultère. Après le divorce, en 1955, Jean-Louis Richard était resté son ami.

Jeanne Moreau refusait de qualifier d'«échec» son second mariage en 1977 avec William Friedkin, le réalisateur de French Connection, qui aboutit de nouveau à un divorce après deux ans: «Je n'ai jamais fait d'erreur», lançait-elle.

Une fois installée aux États-Unis avec le réalisateur américain, ce fut, assurait-elle, «une vie conjugale qui ne m'a pas convenu du tout», «une expérience à la fois terrible et magnifique.»

«Ma vie a été parsemée comme de tentatives, d'expériences pour apprendre ce que c'est que d'aimer», estimait-elle encore. «Il est très difficile de dire: «je sais ce que c'est que l'amour». C'est comme le paradis perdu dont on a été soi-disant chassés».

Elle répétait souvent que les ruptures étaient toujours de son fait, préférant abandonner elle-même plutôt que d'être abandonnée.

La rupture avec Louis Malle a été notoirement difficile pour Jeanne Moreau.

Les Amants est «le premier film qui a été fait pour moi. C'est une rencontre avec l'amour», a-t-elle dit, jugeant que le film n'aurait pu être tourné si elle-même et le réalisateur n'avaient pas été amants dans la vraie vie.

Sa rencontre avec Pierre Cardin, dont l'homosexualité n'était pas un secret, fut un coup de foudre. «Je l'ai vu. Ça a été immédiat. J'ai voulu le revoir tout de suite», confiait-elle à Marguerite Duras. «Je savais qu'il pouvait aimer une femme. Je devais être patiente, douce, ne pas lui faire peur».

Pierre Cardin n'avait pas craint, en 2001, dans son discours d'accueil de Jeanne Moreau à l'Académie des Beaux-Arts, la première femme à y entrer, d'évoquer devant tous des souvenirs très personnels: «À Venise, à l'hôtel Danieli, dans cette grande chambre où vécurent George Sand et Musset nous faisions l'amour, nos corps enlacés».