Le cinéma de Béla Tarr (L'homme de Londres) est aux antipodes de la conception que la plupart des gens se font d'un «spectacle cinématographique».



Le cheval de Turin, c'est de l'anti-Prometheus. Le cinéaste hongrois est reconnu pour proposer un cinéma dépouillé, voire minimaliste, dans lequel le moindre geste anodin fait figure d'événement grandiose. Même si, en apparence, il ne se passe rien, un effet d'envoûtement s'inscrit subrepticement au plus profond de l'âme. Les images - en noir et blanc, bien sûr - sont admirablement composées, les plans-séquences ont du souffle, et un leitmotiv musical vient hanter l'esprit comme une fatalité.

Le récit commence avec une anecdote liée à Friedrich Nietzsche. Il ne sera pourtant plus question du philosophe allemand par la suite, sinon qu'à travers cette histoire qui plane comme un mauvais présage sur les destins de deux êtres vivant une vie misérable. D'entrée de jeu, on raconte ainsi qu'en 1889, dans une rue de Turin, Nietzsche a vu un cocher fouetter violemment son cheval récalcitrant. Le philosophe s'est jeté brusquement au cou du cheval pour le protéger, et plongea ensuite dans la folie.

Après cette mise en contexte, Tarr nous entraîne dans une campagne en plein hiver. Un cocher, sa fille. Il fait froid. Il neige. Un vent à écorner les boeufs. Le vieux cocher peine à faire avancer son cheval. Sa fille le suit avec dévotion. Le film plongera dans la vie quotidienne de ces deux êtres, qui vivent seuls dans une vieille bicoque, pendant six jours. Les rituels du matin. Ceux du soir. La pomme de terre bouillie qui servira de repas. Les heures qui défilent au gré de la lumière du jour, dictant une routine que jamais rien ne vient plus surprendre.

Pendant deux heures trente, le cinéaste filme le vide de l'existence en le ponctuant de sublimes plans-séquences. Et c'est fascinant. Parce que très intense quand même. En phase avec la nature hostile, Tarr parvient à faire ressentir les éléments de façon viscérale. Sur le plan cinématographique, il est rare d'être témoin d'une aussi belle pureté, d'une telle expression dans les images.

Lauréat d'un Ours d'argent (Grand Prix du jury) au Festival de Berlin l'an dernier, Le cheval de Turin serait, selon son propre dire, l'«ultime» réalisation de Béla Tarr. Le maître évoque en outre son travail comme une «nouvelle modernité cinématographique qui cherche à saisir le rythme de la vie dans sa réalité temporelle afin d'éveiller, chez le spectateur, une conscience aiguë du moment».

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LE CHEVAL DE TURIN. Drame réalisé par Béla Tarr. Avec Erika Bok, Mihaly Kormos, Janos Derzsi. 2 h 26.