Combien de fois la question m'a été posée depuis 10 jours, je ne sais plus. Laurence Anyways aurait-il dû être sélectionné en compétition officielle à Cannes, comme l'a souhaité Xavier Dolan à grand renfort médiatique?



Il aurait pu s'y retrouver, sans doute. Car malgré ses défauts et ses aspérités, ses dialogues à thèse parfois irritants, les limites d'un regard forcément distancié sur un couple au mitan de la vie, Laurence Anyways brille par des moments de pur cinéma.

Des excès scénaristiques jouissifs, des idées de mise en scène époustouflantes, la traduction intense, en mots et en images, de grandes émotions. Doit-on reprocher à un jeune cinéaste de vouloir en mettre plein la vue lorsqu'il réussit à en mettre plein la vue?

Le film de Xavier Dolan est celui qui, par sa vérité davantage encore que par sa fulgurance, malgré l'esbroufe et la surabondance, m'a le plus ému pendant ce Festival. Plus que tout autre film de la sélection officielle, compétition comprise.

Quand le personnage de Nathalie Baye dit à celui de Melvil Poupaud qu'il n'a jamais reconnu en lui un fils, mais qu'il reconnaît aujourd'hui sa fille, Dolan cristallise en deux phrases l'essence de ce drame. Laurence Anyways est une histoire d'amour, étonnante à plus d'un égard.

Xavier Dolan a un talent prodigieux. Tout le monde en convient, à commencer par ses plus féroces détracteurs. Il affiche aussi un orgueil juvénile qui n'est ignoré de personne. Et qui ne plaît évidemment pas à tous.

Hier, dans le cadre d'une entrevue au quotidien Nice-Matin, le vénérable président du Festival de Cannes, Gilles Jacob, 81 ans, y est allé de cet avertissement au Québécois. Interrogé à savoir lequel, parmi les jeunes cinéastes de la planète, «avait de l'avenir», il a répondu: «Je pense que le petit Dolan va faire son chemin, c'est une pointure, à condition qu'il n'attrape pas la grosse tête. Moi, je me souviens de Fellini, qui était d'une humilité incroyable.»

«La grosse tête.» J'ai souvent entendu cette expression depuis 10 jours. La déception affichée de Xavier Dolan de ne voir son film sélectionné «qu'à Un certain regard» a largement débordé les frontières du Québec.

La perspective qu'un cinéaste de 23 ans puisse prétendre que son film (le plus long présenté à Cannes, toutes sections confondues) méritait de concourir pour la Palme d'or a soulevé l'ire d'une partie de la presse internationale. Qui l'attendait avec une brique, un fanal, du mortier, des blocs de ciment et un sac de couchage pour envoyer le paquet ficelé au fond de la Méditerranée.

Cette déception publicisée a été perçue comme le «réflexe narcissique» d'un «enfant gâté» par plusieurs, ai-je entendu dire, de différentes manières, dans les couloirs du Palais des festivals. Même par ceux qui admettent que cette prétention et cette confiance absolue en ses moyens sont aussi des moteurs du cinéma de Xavier Dolan. Il est conscient de son talent et ne s'encombre d'aucun complexe pour le mettre en valeur. Pour le meilleur et pour le pire.

«J'aurais aimé détester son film, m'a confié un journaliste algérien. Il m'a ébloui.» Sentiment partagé, en toutes lettres, par une bonne partie de la presse internationale. Après de premiers échos très polarisés (certains ont adoré; d'autres détesté), la presse de référence française (Le Monde, Libération, Les Cahiers du cinéma, Les Inrocks, Premiere) et la presse spécialisée internationale (Variety, Hollywood Reporter) a plébiscité avec grand enthousiasme le troisième long métrage du prodige québécois.

Parmi ceux-ci, certains ont décrété, à la lumière d'une programmation plutôt terne et sans grands coups d'éclat, que Laurence Anyways aurait en effet dû se retrouver en compétition. Après y avoir vu quelques films plutôt conventionnels, formatés pour un public friand de moulée hollywoodienne, je suis d'accord. Même si Laurence Anyways n'a pas l'étoffe d'une Palme d'or, et que Xavier Dolan a encore à faire ses classes avant de posséder la maîtrise de Michael Haneke, Cristian Mungiu ou Jacques Audiard.

Quoi qu'il en soit, Laurence Anyways n'est pas passé inaperçu à Cannes. On en parle encore, une semaine plus tard. Comme de la foisonnante offrande d'un cinéaste au génie précoce, qui aurait pu secouer de son onirisme poétique une compétition où des auteurs confirmés (Kiarostami, Salles, Sangsoo, etc.) ont semblé faire du sur-place.

Devait-il ou ne devait-il pas être en compétition? Telle est la question que l'on me pose sans cesse. Des programmateurs des sections parallèles aux distributeurs étrangers, en passant par les journalistes russes, français ou iraniens. Une question que l'on ne poserait peut-être pas si Dolan ne l'avait pas posée lui-même.

La candeur de sa déception aurait-elle fini par lui être favorable? Auprès de certains médias, sans doute. Quoique d'autres ont affiché clairement leur irritation face à son outrecuidance. On ne transgresse pas les conventions à Cannes sans en payer le prix, d'une manière ou d'une autre.

Diplomatiquement, vis-à-vis du festival qui l'a mis au monde, et qui reste toujours, et de loin, le plus prestigieux de la planète, Xavier Dolan devra apprendre à mettre de l'eau dans sa coupe de champagne. Gilles Jacob, s'il joue aujourd'hui davantage un rôle honorifique, est toujours influent au Palais, comme l'épisode de l'expulsion de Lars Von Trier l'a démontré l'an dernier.

«Ah! T'es là, toi!», a lancé le délégué général Thierry Frémaux, en croisant Xavier Dolan au dîner du 65e anniversaire du Festival, les mains appuyées affectueusement sur ses épaules. Le «père spirituel», qui a décidé du sort de Laurence Anyways - pour bien imposer son autorité ou pour agir en protecteur du «fils» ? - n'a pas lâché l'enfant prodigue, malgré son impétuosité. Ce qui ne veut pas dire que leur relation est au beau fixe.

À trop vouloir se rapprocher du soleil, on risque de se brûler les ailes. Ce n'est pas ce que l'on souhaite à l'un des plus talentueux représentants du cinéma québécois.