L’humoriste a cette prérogative exceptionnelle de pouvoir dire, sous le couvert de l’humour, bien des choses qui ne seraient pas tolérées de la part de ses concitoyens. C’est une prérogative qui vient avec son lot de responsabilités.







L’humour est une arme dangereuse, à manier avec précaution. Certains se sont brûlés, à trop s’y prendre à la légère. Je pense entre autres à Dieudonné, dont le spectacle a été interrompu cette semaine par la police belge.




À force de se faire taxer d’antisémitisme pour des sketches qui ne l’étaient pas, Dieudonné a fini par se poser en martyr des lobbys juifs. Il a refusé de lever le voile sur le caractère équivoque de ses déclarations, en cultivant l’ambiguïté sur son antisémitisme. Il en paie aujourd’hui le prix. À tort ou à raison.




Dieudonné n’est pas juif. Sasha Baron Cohen est juif. La nuance a son importance. L’humoriste et comédien britannique a été élevé dans une famille orthodoxe très pratiquante. Il a lui-même écrit une thèse sur le rôle des Juifs dans le mouvement des droits civiques américains lorsqu’il étudiait l’histoire à l’Université Cambridge. Il n’est pas antisémite. Il n’y a pas d’ambiguïté possible.




L’humour ne peut faire fi de son contexte. Il est le résultat d’un contrat implicite avec le spectateur. L’ironie ne peut être appréciée à sa juste mesure, par exemple, que s’il est entendu qu’il s’agit bel et bien d’ironie. Sans que cela ait d’ailleurs besoin d’être explicité.




Dans son nouveau film, The Dictator, Sacha Baron Cohen se sert de l’ironie pour dire des choses que l’on jugerait diffamatoires, inacceptables et offensantes dans un autre contexte.




Des blagues crues, sexistes, racistes, antisémites. Qu’il fait dire par un archétypal despote d’Afrique du Nord, l’amiral général Aladeen, convaincu que la dictature est le seul modèle politique viable et envisageable au XXIe siècle.




On voit le dictateur, jouant à un jeu vidéo, sorte de pastiche des jeux sportifs de la Wii, dont l’objectif est d’assassiner des athlètes olympiques israéliens à Munich, en 1972. À une femme qui lui annonce qu’elle va avoir un enfant, il demande : « Ce sera un garçon ? Ou un avortement ? »




The Dictator, il va sans dire, est d’un mauvais goût consommé. On imagine que Sacha Baron Cohen pourrait avoir à gérer les récriminations de groupes féministes, juifs ou autres au cours des prochaines semaines. Même lorsque l’humour est surligné au crayon fluo, il s’en trouve invariablement pour ne pas saisir le second degré.




Baron Cohen ne fait pas de quartier. Il se moque de tous sans distinction, se jouant avec plaisir de tous les stéréotypes, ce qui lui a valu par le passé de se mettre à dos la Ligue antidiffamation du B’nai B’rith, des organismes de défense des droits des gais et lesbiennes... ainsi que le gouvernement du Kazakhstan.




On se demande qui réagira cette fois-ci. Car personne n’est à l’abri de son humour caustique. Baron Cohen, qui partage sa vie entre Londres et Los Angeles, se moque allègrement de l’ignorance généralisée des Américains vis-à-vis de « l’étranger ».




Il n’épargne pas pour autant la « gogauche écolo équitable » américaine. Et réserve ses meilleures vannes aux dictateurs de la planète. « Ahmadinejad a l’air d’un indic de Miami Vice. Les sanctions lui font mal. Il ne peut même pas se payer une cravate! »




Certains ont reçu des fatwas pour moins que ça. En ce sens, Sacha Baron Cohen est certainement l’un des humoristes les plus courageux du moment. Il prend des risques et n’hésite pas à se mettre en péril. Il a échappé de près à un véritable lynchage chez des rednecks du sud des États-Unis pendant le tournage de Borat.




« Je crains parfois pour sa sécurité, m’a répondu Ben Kingsley lorsque je lui ai posé la question cette semaine. Quiconque sort du lot peut être attaqué, comme l’a été John Lennon. Il y a une part de danger dans ce que Sacha fait. C’est un grand satiriste qui ose rire des dictateurs et de leurs rapports avec les fabricants d’armes et les multinationales du pétrole. Nous vivons à une époque imprévisible et dangereuse. Il pourrait être intimidé par des groupes extrémistes. »




Baron Cohen est en effet un artiste brillant, politisé, qui ne craint pas la satire, même s’il l’enrobe abondamment d’humour puéril et scatologique dans The Dictator. À mon sens, il aurait pu pousser encore plus loin certaines de ses dénonciations. N’empêche qu’il est rafraîchissant, dans une comédie hollywoodienne, d’entendre un discours aussi critique envers les États-Unis.




Dans une longue tirade sur les bienfaits de la dictature, l’amiral général Aladeen fait valoir que tous les pays devraient adopter son modèle politique. Parce qu’il permet que 1 % de la population possède tout, au détriment des autres. Que ces riches réussissent à payer très peu d’impôts. Et que l’accès aux soins de santé soit restreint à ceux qui en ont les moyens. « Vous devriez essayer ça aux États-Unis ! », dit-il.




L’humour, je le répète, est question de contexte. Dans le contexte d’une superproduction hollywoodienne, produite par un grand studio, il faut une certaine dose de courage pour dénoncer les dérives du capitalisme.




Courage dont devraient peut-être s’inspirer davantage certains humoristes québécois, dont le gala Les Olivier a lieu demain. On ne peut pas dire que l’on croule (de rire) sous une montagne de satire politique grinçante ces temps-ci au Québec. Ce n’est pourtant pas la matière brute qui manque.