On salive devant les spectaculaires croquis de voitures imaginées par les designers. On trépigne en regardant les photos de concepts régulièrement dévoilés par les constructeurs. Mais on déchante quand les modèles de production débarquent chez les concessionnaires... À qui la faute? En partie aux sévères normes de sécurité.

«On se surprend souvent à contempler les voitures anciennes en se disant: «Maudit qu'ils l'avaient, dans ce temps-là!», s'exclame le designer Pascal Boissé, chargé de cours au programme d'études supérieures en design d'équipement de transport de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Mais les normes de sécurité sont beaucoup plus sévères aujourd'hui, ça impose des balises.»

«La Society of Automotive Engineers nous tombe aussi dessus avec des contraintes de visibilité, de positionnement des miroirs, d'emplacement des sièges, indique son collègue Martin Aubé, lui aussi chargé de cours à l'UQAM. C'est un labyrinthe où il faut maintenir notre volonté de designer, tout en respectant les règles.»

D'autres normes qui ont grandement influencé le design visent à protéger les piétons, qui représentent encore aujourd'hui, à l'échelle mondiale, les deux tiers des décès lors d'accidents de la route, selon des chiffres colligés par la Banque mondiale.

«On a banni les angles vifs des calandres automobiles, explique M. Boissé, également président d'Auto-Motive Design, entreprise spécialisée dans la conception d'unités de service de camions en matériaux composites. Les pare-chocs doivent être arrondis pour la sécurité des piétons. On limite aussi le nombre d'aspérités à l'avant des voitures. On se retrouve donc avec des devants d'auto rondouillards et semblables.

«Le capot avant doit aussi servir de trampoline, poursuit le designer. On se doit donc de retrouver un espace libre au-dessus du moteur [au moins 10 cm]. Avec les mécaniques traditionnelles à moteur transversal, il faut donc dire adieu aux beaux capots plongeants et aux ailes bombées que l'on voyait dans les années 60 et 70.»

Voilà pourquoi les voitures sport à moteur longitudinal, comme la Corvette, ou à plus forte raison les bolides à moteur central, peuvent adopter des lignes aussi séduisantes.

La technologie au service du design

Selon Pascal Boissé, les normes de sécurité de plus en plus strictes ont beau rendre «un peu triste» le travail des designers «qui veulent affirmer le caractère d'une marque automobile», il reste que la collaboration avec les ingénieurs s'est grandement améliorée. «Le dialogue est là. Je me sens mieux en 2013 qu'en 1980, affirme M. Aubé, également président de l'Unité Créative, qui a notamment été récompensée pour le design de la moto électrique québécoise Litho Sora. À l'époque, on se faisait plus souvent imposer des plateformes que l'on devait habiller. Avec le concept d'ingénierie simultanée, qui a vu le jour dans les années 90, on peut voir aujourd'hui des véhicules qui sont plus intégrés. La mécanique suit davantage le mouvement des pièces d'habillage.»

Des exemples? Certains constructeurs, comme Jaguar avec sa XK, ont pu conserver une ligne très plongeante grâce à un dispositif qui rehausse le capot automatiquement quand les capteurs situés dans le pare-chocs détectent une collision. D'autres songent à rendre la surface du capot déformable en cas d'impact grâce à l'utilisation d'aluminium alvéolé. Il s'agit, dans les deux cas, de solutions d'ingénierie visant à accommoder le design.

La technologie est donc l'amie du beau, à plus d'un point de vue. «Ce qui a créé cette dynamique fusionnelle entre les designers et les ingénieurs, c'est davantage la pression de raccourcir les délais de livraison, explique Pascal Boissé. Aujourd'hui, le développement d'une auto peut prendre aussi peu que 22 mois, alors que dans les années 80, on mettait cinq à six ans. À l'époque, le processus industriel était très linéaire.

«Ça a donc permis de redynamiser le design, poursuit-il. Les ingénieurs, dans le doute, n'avaient d'autre choix que d'arrêter le développement d'un projet jugé trop risqué. On ne pouvait pas se permettre de s'apercevoir d'un problème deux ans et demi plus tard, ça aurait eu des conséquences catastrophiques. Aujourd'hui, grâce à la simulation logicielle, on peut reconstituer un accident et déterminer où sont les zones de stress d'une structure, où elle risque de céder. Quarante-huit heures plus tard, les ingénieurs retournent voir les designers pour leur donner ou non le feu vert.»

Par contre, l'honorable objectif d'améliorer la sécurité automobile ajoute sans cesse aux défis des designers. «Dans les croquis, on remarque que la ligne de toit des voitures est toujours très élancée et que les fenêtres sont minces et étirées, précise Pascal Boissé. En réalité, avec l'avènement des rideaux gonflables, on n'a plus le choix de surélever le pavillon. Si le toit est trop bas, les coussins risquent de blesser la tête des occupants.»

Même chose pour les piliers de pare-brise, qui sont de plus en plus massifs, car on s'est aperçu, à la lumière de nouveaux tests de collision, qu'ils ne tenaient pas le coup lors de tonneaux.

Mais parions que la mise au point de nouveaux matériaux viendra encore une fois à la rescousse du design. Une bonne nouvelle pour les designers, mais aussi pour les amoureux de l'auto!