Rolls-Royce. La quintessence du luxe britannique. Préférablement apprécié avec un chauffeur coiffé d'un haut-de-forme. Le charme suranné qu'on associe volontiers à ces aristocrates d'un âge certain. Cela donne la mesure du choc qui nous attendait quand nous sommes arrivés au siège social du constructeur, à Goodwood.

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Rien ici n'appartient au passé. En fait, pour les quelque 1300 employés qui travaillent chez Rolls-Royce Motor Cars, l'entreprise a célébré ses 10 ans l'an dernier. D'accord, la marque a 110 ans, on le reconnaît et on s'inspire de son riche héritage, mais tout ce qui nous entoure nous rappelle que Rolls-Royce est en réalité un tout jeune constructeur, qui a été en quelque sorte forcé de couper les ponts avec le passé, dorénavant conjugué chez Bentley, toujours basé à Crewe, le berceau des deux prestigieuses marques britanniques autrefois soeurs.

Ce qui frappe d'abord chez Rolls-Royce, c'est l'âge des employés ; 34 ans en moyenne. Et il y a autant de femmes que d'hommes, peu importe le service. Franchement atypique dans le milieu automobile, mais combien rafraîchissant. On peut donc comprendre que les clients traditionnels de Rolls-Royce étaient sceptiques quand BMW a entrepris en 2003 de relancer la marque sur des bases complètement neuves. D'accord, le constructeur bavarois s'y connaît dans le haut de gamme, mais une Rolls n'est pas une berline de série 7. Il ne suffit pas de l'équiper des toutes dernières trouvailles technologiques, ce n'est de toute façon pas ce que cherchent les riches clients de Rolls-Royce.

Pour réussir à donner une âme et inculquer les normes nécessaires à l'assemblage de ces palaces roulants, il a fallu recruter des spécialistes de différents secteurs, adéquatement présents dans la région, notamment réputée pour ses constructeurs de yachts de grand luxe. Un coup de pouce inespéré s'est ensuite présenté : « La première Rolls produite à Goodwood a été réservée à un client qui avait déjà 15 Rolls Royce, nous a expliqué notre guide James E. Donnelly. Selon l'entente que nous avions conclue avec lui, il nous a prêté ses 15 voitures pour que nous puissions les analyser de fond en comble. Après quoi on s'est engagé à lui vendre la première voiture construite dans notre nouvelle usine. »

VENTES RECORD

Les leçons ont manifestement été bien apprises et on s'assure depuis de ne rien laisser au hasard. Les moteurs, assemblés comme la plate-forme en Allemagne à l'usage exclusif de Rolls-Royce, sont testés au moins sept heures avant d'être mariés au châssis. Chacune des composantes doit être fixée selon des paramètres précis ; les clés dynamométriques des ouvriers sont même munies d'un transmetteur Bluetooth pour s'assurer à la fois que le bon couple est appliqué à chaque boulon, mais aussi pour identifier rapidement une cause de problème.

Chaque auto subit ensuite un contrôle de vibrations ; les roues sont montées sur quatre pistons de 45 cm de débattement qui simulent les pires conditions routières. Le tout est réalisé dans une salle parfaitement insonorisée, de façon à ce que les techniciens puissent percevoir le moindre bruit ou craquement émanant de la caisse.

S'ensuit un test d'étanchéité qui comprend deux minutes de pluie normale, suivi d'une averse torrentielle de 20 minutes, qui est finalement accompagnée de vents violents simulant une tempête tropicale.

Et avant d'aller sur la route pour un examen routier final de 15 km, toutes les Rolls-Royce doivent passer avec succès devant les « Dames de fer », ultimes responsables du contrôle de la qualité dans l'usine de Goodwood. « Je ne voudrais surtout pas être à la place de celui qui se ferait prendre par les Dames de fer », nous a avoué malicieusement notre guide James.

Tout ça semble porter ses fruits, car Rolls-Royce Motor Cars a enregistré des ventes record au cours des quatre dernières années et il est en route pour une autre performance historique en 2014, avec une augmentation de 33 % observée au premier semestre. Cela lui permettrait de fracasser allégrement le cap des 4000 ventes annuelles, du jamais-vu qui solidifierait la position de Rolls-Royce au sommet des constructeurs offrant des voitures de plus de 300 000 $.

En lunchant dans la lumineuse cafétéria de l'usine de Goodwood, le directeur des relations publiques Andrew Ball nous a offert en conclusion une phrase toute simple qui illustre bien la renaissance du fleuron de l'industrie automobile britannique : « En mettant la main sur Rolls-Royce, BMW a acheté 100 ans de promesses. » Les pièces semblent en effet bien en place.

PHOTO SIMON GIROUX, LA PRESSE

Une Rolls-Royce Wraith passant l'inspection finale. 

En bref

Le coup fumant de BMW

En 1998, le conglomérat Vickers a vendu Rolls-Royce et Bentley à Volkswagen, préférant son offre de 430 millions £ (livres) à celle de 340 millions £ déposée précédemment par BMW. Mais quelqu'un chez Volks a maladroitement négligé une question cruciale : la marque. Vickers possédait l'usine, à Crewe, les droits sur la calandre et la statuette Spirit of Ecstasy... mais pas la marque ! Le nom Rolls-Royce et le célèbre logo aux deux R entrelacés appartiennent au fabricant de moteurs d'avion du même nom, Rolls Royce Plc, une ancienne entreprise soeur. Or, Rolls-Royce PLC et BMW étaient partenaires depuis 1990 dans le développement de réacteurs d'avions régionaux. Alors quand est venu le temps de vendre les droits du nom Rolls-Royce, le constructeur aérien a naturellement fait une offre à son associé bavarois, qui a réglé pour la bagatelle de 40 millions £. Volkswagen ne pouvait donc pas utiliser le nom Rolls-Royce! Et comme une mauvaise nouvelle n'arrive jamais seule, Vickers avait choisi BMW l'année précédente comme fournisseur des V12 des nouvelles Rolls-Royce Silver Seraph et Bentley Arnage. Le constructeur de Munich s'est donc retrouvé en position de force, car il avait l'option de résilier son contrat avec un court préavis de 12 mois. Résultat, il a accordé le droit à Volkswagen d'utiliser le nom et le logo Rolls-Royce jusqu'en 2002, tout en continuant de lui fournir ses mécaniques. Toutefois, à partir du 1er janvier 2003, deux entités indépendantes allaient été créées : une filiale appartenant à BMW, Rolls-Royce Motor Cars, et une autre à Volkswagen, Bentley Motors. Tout compte fait, en calculant les droits, les baux de location et les coûts de construction, BMW aura dépensé dans l'opération 275 millions £ de moins que son rival Volkswagen...

Statuette légendaire

Mis à part leur degré de luxe incommensurable, on reconnaît les Rolls-Royce à l'effigie qui trône au sommet de la calandre avant, le légendaire Spirit of Ecstasy. Quand BMW a hérité du moule, la petite déesse ailée était plutôt usée par les années. Il a donc été décidé de recréer la mascotte en utilisant des photos d'Eleanor Velasco Thornton, la muse présumée du sculpteur Charles Sykes, qui a créé la statuette originale en 1911. Les dernières technologies de design numérique ont été utilisées pour recréer avec précision chaque détail du Spirit of Ecstasy. L'effigie est aujourd'hui produite par une entreprise familiale située à 15 kilomètres de l'usine de Goodwood. Elle est coulée en acier inoxydable, mais des versions en argent sterling et en or peuvent être commandées pour orner la proue de la Phantom. Un propriétaire a même déboursé jusqu'à 90 000 $ pour que sa statuette soit en or massif 24 carats...

L'usine de Goodwood: de menace à fleuron

Quand le comte de March, administrateur du domaine de Goodwood, a manifesté publiquement son intérêt d'accueillir un constructeur automobile sur ses terres, cela a été reçu avec une levée de boucliers par les résidants de la ville voisine de Chichester. Si bien que lorsque lord March a loué 18 hectares de terrain à BMW pour y construire la nouvelle usine de Rolls-Royce, il a fallu convaincre les autorités que cela n'entraînerait pas d'impacts environnementaux. L'usine a donc été construite au fond d'une cuvette aménagée par le retrait de 80 000 tonnes de pierres, qui ont été utilisées pour construire le bâtiment, ou placées en remblai pour cacher l'édifice de deux étages autour duquel on a aussi planté quelque 420 000 arbres et arbustes de plus de 120 espèces. Aussi, tous les toits sont recouverts de sedum, herbe vivace reconnue pour n'avoir besoin d'aucun entretien, contribuant encore davantage à camoufler l'immeuble de verre, d'aluminium et de cèdre non traité. 

Avec ses 32 000 mètres carrés, il s'agit du plus vaste toit vert dans tout le Royaume-Uni. Des lacs artificiels ont aussi été creusés, suffisamment profondément pour utiliser les eaux froides pour climatiser l'édifice grâce à la géothermie, ce qui contribue à réduire de 30 % les coûts de climatisation. Au terme du bail de 125 ans cédé pour 40 millions de livres, Rolls-Royce s'est engagé à détruire l'usine et à y replacer les pierres qui s'y trouvaient. Fin renard, l'architecte sir Nicholas Grimshaw avait toutefois prévu que des oiseaux viendraient nicher sur le toit de l'édifice pour fuir les prédateurs. Le bâtiment est justement devenu le refuge d'un couple d'une espèce menacée d'alouettes. Décriée au départ par les écologistes, l'usine de Rolls-Royce est aujourd'hui devenue un fleuron de Chichester...

Photo Simon Giroux, La Presse

Le Spirit of Ecstasy trônant sur le capot de chaque Rolls-Royce.