Rage au volant, somnolence, consommation d'alcool, utilisation du cellulaire... Certains gestes ou comportements entravent les mécanismes du cerveau et annihilent les réflexes. Comment expliquer ces dangereuses pannes cérébrales? Des experts nous présentent les résultats de leurs recherches.

Le cellulaire

Au laboratoire de simulation de conduite automobile de l'Université de Montréal, Jacques Bergeron teste les réflexes des conducteurs aux prises avec différentes sources de distraction, comme le cellulaire au volant.

Pour mieux comprendre les répercussions des nouvelles technologies sur les usagers de la route, il utilise un simulateur de conduite haute fidélité. Les volontaires montent dans une rutilante Honda Civic rouge dont le capot est rempli de capteurs reliés au centre de contrôle. Lorsque la conversation téléphonique entre le sujet et un de ses proches commence, les changements se font tout de suite sentir: réduction de la vitesse de 10 à 20%, augmentation du temps de réaction, freinage tardif, réflexes inefficaces, voire carrément dangereux... Si ces fluctuations involontaires restent souvent imperceptibles aux yeux du conducteur, le psychologue est formel: le cellulaire au volant est dangereux.

Aux États-Unis, le Dr David Strayer tire la même conclusion: «Ce n'est pas un mythe, assure le professeur de sciences cognitives et neurosciences au Département de psychologie de l'Université de l'Utah. Le taux de collisions est le même pour la conduite avec un cellulaire que pour celle en état d'ébriété! Notre cerveau ne traite plus les informations routières. Il zappe inconsciemment des éléments stratégiques: un feu jaune, un piéton, un cycliste... Notre radar ne fonctionne plus.»

On se croit invincible parce qu'on utilise un appareil mains libres? Grave erreur. Jacques Bergeron estime que ces dispositifs retranchent seulement 10% des risques associés au cellulaire en voiture. «En principe, on conduit avec notre tête, rappelle le psychologue. Le hic? Nos ressources mentales sont limitées. C'est le fait de répartir notre concentration qui est problématique, peu importe que nos mains soient disponibles ou non. Une conduite sécuritaire implique de concentrer toute notre attention sur la route pour mieux analyser les informations, évaluer la trajectoire, gérer la voiture, prendre des décisions rapides et efficaces... Si on distribue une part de nos ressources mentales vers l'extérieur, comme dans une conversation téléphonique, on aura automatiquement une moins bonne performance.»

Peu importe le type de dispositif utilisé, la menace reste la même. «À la limite, les appareils mains libres apportent un danger supplémentaire en créant une fausse impression de sécurité, prévient le Dr Strayer. Cette perception nous pousse à prolonger les discussions.»

Si notre cerveau de conducteur supporte mal cette surdose de stimuli, comment expliquer qu'il est parfaitement possible de converser avec un autre passager sans compromettre ses réflexes? «Le passager modulera la conversation en fonction de ce qui se passe sur la route, explique M. Bergeron. Il prendra une pause au moment propice, ralentira son rythme, attendra plus longtemps notre réplique... Plus ou moins consciemment, il tiendra compte de notre disponibilité, de nos émotions, du contexte routier. Cette adaptation naturelle est évidemment impossible si notre interlocuteur est au téléphone.»

Illustration David Lambert, La Presse

La rage au volant

Depuis plus de cinq ans, Jacques Bergeron utilise une série de questionnaires rigoureux pour sonder les mécanismes de la rage au volant, un comportement de plus en plus fréquent sur nos routes. «Notre quotidien est une véritable course folle, résume le psychologue et professeur. Cette pression constante intensifie nos interactions avec les autres usagers.»

Un conducteur tergiverse, nous talonne sans vergogne ou nous vole la place de stationnement qui nous revenait de droit? Il déclenche aussitôt une virulente réaction. Si tout le monde peut être victime de cette soudaine bouffée d'intolérance, certains conducteurs seraient plus susceptibles que d'autres. «Lors de nos simulations automobiles, nous provoquons une situation d'irritation, par exemple un conducteur qui nous ralentit en se stationnant en double ou qui freine au beau milieu de la rue pour faire descendre un passager, explique M. Bergeron. Nous ajoutons au stress en imposant une limite de temps pour effectuer le trajet. En général, les conducteurs qui répliquent fortement ont des personnalités narcissiques et impulsives. Leur réaction est si violente qu'ils klaxonnent et crient des noms en plein laboratoire!»

Selon le neuropsychologue Marc Perreault, le fait de vivre une émotion aussi intense n'est ni atypique ni anormal. En revanche, lorsque cette rage passe par les mailles du filtre cérébral, elle peut provoquer des comportements inadéquats. «Il est difficile de comprendre pourquoi, dans une situation jugée irritante, un conducteur peut perdre soudainement toutes ses inhibitions. Si une altercation similaire se produisait au bureau, par exemple, cette personne décanterait sans doute sa rage pour qu'elle soit plus socialement acceptable.»

Un peu comme un cocon protecteur, la voiture isole des regards externes. En attendant le feu vert, on chante sans pudeur, on se parle seul, on scrute notre reflet pour peaufiner notre toilette matinale... Des comportements intimes qu'on ne se permettrait jamais en public. «La voiture nous offre un environnement clos et familier, confirme Jacques Bergeron. Cette impression de protection ouvre la porte aux emportements furieux. Des études américaines démontrent même que les gens qui conduisent une voiture décapotable vont réagir beaucoup plus poliment que les autres aux irritants routiers.»

Lors des tests en laboratoire, le Dr Strayer et son équipe mesurent les battements cardiaques et la pression sanguine des volontaires pour mieux comprendre les situations qui provoquent des épisodes de rage au volant. «Les hommes sont généralement plus agressifs que les femmes. Nous ne savons pas encore pourquoi de tels comportements arrivent, mais nous soupçonnons une dépersonnalisation de l'autre conducteur. Ce dernier devient alors une entité abstraite.»

Illustration David Lambert, La Presse

La fatigue

Selon les statistiques, les accidents de la route seraient plus fréquents en fin de journée que le matin. «La fatigue est le premier facteur des collisions mortelles aux États-Unis, affirme le Dr Strayer. Le cerveau ne traite plus les informations. Les conducteurs exténués deviennent alors moins attentifs, moins vigilants, sans compter les risques de s'endormir carrément au volant.»

Cet état de somnolence peut bien sûr découler d'un simple manque de sommeil, mais aussi d'un long trajet en voiture, d'une dure journée de travail ou d'une activité physique intense. «La fatigue est sournoise, explique le psychologue et chercheur Jacques Bergeron. Quand on demande aux participants de décrire leur niveau de fatigue lors de nos simulations automobiles, ils ne sentent jamais que leur conduite se détériore.»

La route étant parfois monotone, on peut vite basculer dans un état presque hypnotique. «Si nous ne sommes pas trop fatigués, notre attention persiste malgré la monotonie des stimuli environnants, explique le neuropsychologue Marc Perreault. Si on ressent au contraire une certaine fatigue, notre cerveau passe en mode passif. Ce n'est pas une problématique majeure si les conditions sont stables et optimales, mais quand un imprévu surgit, que ce soit un chevreuil, un autre conducteur qui effectue une manoeuvre périlleuse ou une plaque de glace noire, on réagit moins vite et moins bien.»

Résultats? On observe chez les conducteurs exténués des variations importantes sur le plan de la vitesse: elle baisse, baisse et baisse encore, pour ensuite augmenter subitement. Ils multiplient également les mouvements de volant de grande amplitude. «Quand on est alerte, on bouge constamment le volant pour tenir compte des aspérités de la route, explique M. Bergeron. Quand la vigilance chute en raison de la fatigue, ces petites corrections naturelles sont beaucoup moins présentes. On observe plutôt de grands mouvements de volant et une tendance à dévier vers le côté, ce qui explique pourquoi les conducteurs fatigués prennent souvent le champ quand ils s'endorment.»

Illustration David Lambert, La Presse

L'alcool et les drogues

Grâce aux nombreuses recherches internationales réalisées par des médecins et des biologistes, on sait que la consommation d'alcool produit des effets notables sur la conduite automobile à partir d'un taux de 0,05.

«Contrairement aux distractions automobiles comme le téléphone cellulaire, ce ne sont pas seulement les processus cognitifs qui sont touchés par la consommation d'alcool, mais aussi notre motricité, notre coordination et nos réflexes, explique le Dr Strayer. C'est tout notre corps qui devient léthargique.»

Le psychologue et professeur américain rappelle également que les implications sociales sont fort différentes. «Notre société décrie avec raison la conduite en état d'ébriété, ce qui n'est malheureusement pas encore le cas pour l'utilisation des appareils électroniques au volant. Il faut dire que ces technologies n'existaient pas il y a tout juste cinq ans. Alors que la consommation d'alcool a été stigmatisée au fil des campagnes de sensibilisation, les conducteurs continuent de jouer aux superhéros en envoyant des messages textes ou en clavardant sur la route. Ils ne réalisent pas à quel point leurs processus mentaux sont influencés par ces comportements.»

Le neuropsychologue Marc Perreault note cependant que l'alcool et les drogues partagent un point commun. «Que ce soit au volant ou ailleurs, notre cerveau emploie de nombreux mécanismes inconscients pour nous éviter les gestes impulsifs et regrettables, explique le spécialiste. Plus précisément, c'est le lobe frontal qui fait office de frein cérébral. Comme l'alcool et les drogues sont des désinhibiteurs, ils atténuent ce filtre naturel et favorisent les impulsions parfois malheureuses, comme freiner abruptement sur la glace noire.»

Au cours des prochaines années, la consommation de marijuana pourrait devenir un enjeu de taille pour préserver la sécurité routière. «Comme le cannabis procure un important sentiment de relaxation, les usagers imaginent souvent que leur conduite automobile est par ricochet plus prudente, explique Jacques Bergeron. Leurs réflexes sont effectivement moins vifs que la moyenne, mais ce n'est pas nécessairement positif. Il leur est également plus difficile de maintenir la trajectoire et de garder une distance constante et raisonnable avec les voitures qui se trouvent devant.»

Les études démontrent que la consommation de cannabis double le risque d'accident mortel sur la route. Bien que cette proportion soit moins dramatique que pour l'alcool, qui augmente les risques de 10 à 15 fois, le danger est réel et préoccupe les spécialistes. «De plus en plus de jeunes conducteurs consomment du cannabis, affirme M. Bergeron. La consommation augmente à l'adolescence et se poursuit une fois dans la classe adulte. Ce sera sans doute un enjeu sur le long terme.»

Heureusement, il est possible de changer les choses pour améliorer le bilan routier. «La fatigue, la consommation de drogues et d'alcool ainsi que les distractions au volant sont les trois grandes causes d'accidents mortels sur la route, rappelle le Dr Strayer. Si on pouvait appuyer sur un bouton magique et faire disparaître ces trois facteurs, on diminuerait les accidents de plus de la moitié. Chaque année, de 30 000 à 40 000 personnes meurent sur les routes seulement aux États-Unis. Une majorité de ces pertes pourraient être évitées. Il est possible, tant individuellement que collectivement, de changer nos comportements pour sauver des vies.»

Illustration David Lambert, La Presse