Toto Wolff est arrivé avec quelques minutes de retard. Il était coincé dans la circulation dense, en route vers l’île Notre-Dame. S’il savait…

Pas trop grave. Mercedes avait offert aux journalistes invités des bagels saumon fumé et fromage à la crème, du café, des fruits. On sait recevoir chez l’écurie numéro un au monde.

Mercedes et son PDG Toto Wolff ont fait de ce déjeuner une tradition annuelle. Wolff s’assoit au milieu d’une tablée de journalistes, pour la plupart de l’endroit, et répond avec beaucoup de franchise à un barrage de questions. La séance d’hier matin a duré presque 30 minutes ininterrompues.

Wolff n’avait pas encore eu le temps de visiter les nouvelles installations de Montréal. Il s’est réjoui, bien sûr, d’un investissement qui démontre l’attachement de la ville à la F1. En revanche, il ne détestait pas l’allure, disons-le poliment, archaïque du Grand Prix du Canada.

« D’une façon ou d’une autre, de la manière dont c’était, c’était ça, le Grand Prix du Canada. C’est la course qui importe. On ne doit évidemment pas se plaindre que les installations soient belles ! Mais c’était très authentique comme c’était avant. »

Vous devez savoir que Toto Wolff est le genre qui a tout pour lui. Bel homme, infiniment charismatique, investisseur prospère, patron de la meilleure écurie de la F1, mari heureux, père comblé, polyglotte (il parle un français mâtiné d’allemand très charmant). Vous voyez le genre. En plus, il est intéressant.

Entre deux bouchées, question piège : est-ce vraiment intéressant pour les partisans de voir Mercedes tout gagner, ou est-ce plutôt l’inverse qui se produit ? Pour rappel, Mercedes a pris la première et la deuxième position de chacune des courses cette saison, sauf une. Sacrilège, ils ont terminé premiers et troisièmes à Monaco.

« La nature humaine nous fait encourager le négligé. Tu veux que le sport soit imprévisible. Si c’est trop prévisible, ça devient inintéressant. Nous n’aidons en rien à ça en ce moment, mais ce n’est pas notre mission non plus. C’est une situation schizophrénique. D’un côté, l’amateur veut des courses plus serrées entre toutes les équipes. De l’autre côté, comme écurie, nous voulons offrir les meilleures performances possible. »

« Je n’ai pas de solution à ce dilemme. Je vois que c’est un problème. La solution est de ne rien changer aux règles. » — Toto Wolff, PDG de Mercedes

Voilà qui est intéressant. Ne rien changer aux règles, quand l’inclination principale pour renverser une dynamique serait, au contraire, de tout chambouler. La raison est simple, au fond : le statu quo technologique permettrait, éventuellement, aux plus petites équipes de rattraper les plus grandes.

« Chaque fois qu’ils changent les règles, les grosses équipes avec beaucoup de moyens vont prendre de l’avance. En raison de la force de nos ressources, Ferrari, Red Bull et nous, notre vitesse de développement est beaucoup plus rapide. Donc, ne changez rien. Plus les règles restent stables, plus les performances vont converger. On tend à être proactifs. Mercedes gagne six fois et tout le monde veut changer les courses. C’était Red Bull avant, Ferrari avant. Laissez plutôt les autres nous rattraper. »

Plafond salarial

En conférence de presse jeudi, le pilote Mercedes Lewis Hamilton et le pilote Racing Point Lance Stroll se sont prononcés sur les changements qui seraient salutaires à la F1. Essentiellement, Hamilton a parlé d’un retour en arrière technologique, pour compliquer la vie aux pilotes. Retour aux moteurs 12 cylindres, aux boîtes de vitesses manuelles, la fin de l’aide au pilotage au volant, et ainsi de suite.

Stroll a plutôt parlé d’un plafond salarial, comme c’est le cas dans les grandes ligues de sport professionnel.

À l’évocation des suggestions de son pilote, Wolff s’est saisi le front d’une manière théâtrale. Rien de bien méchant, c’était pour divertir la galerie.

« On aime le son des V12, on aime les vieilles voitures, on aime voir les pilotes changer de vitesse, subir les vibrations. Faites-leur vivre tout ça et ils vont se plaindre. On est rendus ailleurs. On est dans le développement durable. Les plus jeunes générations ne sont pas intéressées par le V12 comme on l’a connu. On a les moteurs les plus efficaces, les plus puissants dans ces voitures. Notre technologie a rendu ces voitures fantastiques.

« On ne peut pas retourner en arrière. Si on plaçait une ancienne voiture sur la piste et qu’on installait un pilote d’aujourd’hui à l’intérieur, il dirait que c’est lent, que ça répond mal dans les virages, que l’apparence est dépassée. »

« On voit le passé avec trop de nostalgie. » — Toto Wolff, PDG de Mercedes

Au sujet du plafond salarial, Wolff a laissé tomber que ça s’en venait, en 2021, au moment de la refonte des règlements en F1. Soulignons que dans la forme actuelle, les équipes de fond de grille ont des budgets d’exploitation parfois quatre fois moins élevés que ceux des écuries de pointe.

Wolff a ajouté que ce serait un plafond imposé d’un coup sec, et que c’était mieux ainsi. Qu’il pourrait alors restructurer les activités de l’écurie de F1 Mercedes d’une manière permanente. Il a toutefois promis de le faire en douceur pour ses employés, citant notamment les autres projets d’ingénierie dans lesquels l’entreprise est engagée.

« La F1 est une méritocratie, un élitisme sans compromis. Les meilleurs pilotes et les meilleures voitures gagnent. La F1 a toujours été ainsi. Est-il temps de se dire que ça ne peut plus continuer, car nos budgets augmentent sans cesse depuis 30 ans ? Peut-être. On croit que la F1 va survivre si les équipes font des profits. On voit la même chose dans chaque ligue sportive, les équipes ont une certaine valeur. Ce sont des entreprises indépendantes qui peuvent prospérer. »

Fin du déjeuner, retour à la course.