Méfiance envers les usagers de la route, surveillance excessive des conjonctures météorologiques, angoisse paralysante de revivre une autre collision cauchemardesque... Les accidentés de la route doivent non seulement panser leurs cicatrices physiques, mais aussi celles qui se trouvent dans leur tête. Gros plan sur la peur de conduire, un handicap qui se montre parfois aussi lourd que les séquelles corporelles.

Le 2 décembre 2011, Isabelle Maher se rend chez sa mère avec son fils de 11 ans. Empruntant de petites avenues afin de contourner les sempiternels embouteillages du vendredi, elle attend son feu vert protégé pour tourner à gauche. Pendant qu'elle fait la manoeuvre, une camionnette poursuit son chemin sans jamais la remarquer. «J'ai vu le véhicule foncer droit sur mon fils, se rappelle la jeune femme avec émotion. La camionnette filait comme une fusée. En une fraction de seconde, je me suis dit que soit mon fils mourait sur le coup, soit il devenait lourdement handicapé. Il fallait que je bouge. J'ai freiné de tout mon corps, puis j'ai tourné la voiture en sens opposé.»

La collision est forte. La camionnette arrache tout le devant de sa Yaris, ce qui confirme le pronostic tragique de Mme Maher. N'eût été ses réflexes instinctifs, son enfant aurait fort probablement subi les conséquences fatales de cet accident.

«Je me souviens être sortie de la voiture pour sauter dans les bras de mon fils qui était sain et sauf. Ma voiture flambant neuve était une perte totale. Et moi, j'étais anéantie.»

Si elle nécessite une dizaine de jours pour soigner ses raideurs musculaires, seule conséquence physique de la collision, Isabelle ressent une nouvelle angoisse, une peur phobique de la route qui dure et perdure. Dans les jours suivant l'accident, elle ne peut enchaîner deux mots. Elle décide de se procurer une voiture plus imposante pour fuir son insécurité liée aux petits véhicules. Incapable de conduire sous pression, elle cesse même de travailler pendant six mois.

«Aussitôt que je me retrouvais dans des circonstances similaires à celles de mon accident, je paniquais. Je ne voulais plus tourner à gauche aux intersections. Tout le monde me klaxonnait.»

Pire encore, à la suite d'une erreur dans le rapport de police, Isabelle doit se battre bec et ongles pour rectifier les faits. «Au fond de moi, je savais que je n'étais pas responsable, mais je voulais mordicus corriger la version officielle de l'accident. Avec le recul, je réalise que le fait de ne pas avoir été crue a fortement accentué mes séquelles psychologiques.»

Une peur complexe et imprévisible

Douze ans plus tard, Mighel Croteau conserve un souvenir précis de son grave accident routier. Comme toutes les nuits, aux petites heures, il revient de son travail exténué. Malgré la fatigue qui le tenaille, il croit pouvoir rentrer chez lui en toute sécurité. Quand le jeune homme roule sur l'autoroute 40 en direction est, ses paupières sont lourdes. «Je ne me rappelle plus avoir conduit les derniers kilomètres avant le lieu de l'accident. Je ne me souviens même plus de la collision en tant que telle. Quand je me suis réveillé, j'étais incarcéré dans ma voiture, sur le bord de la route, le visage en sang.»

Sa voiture en ruine traduit bien la violence de l'impact. Le trentenaire aurait vraisemblablement happé un bloc de ciment, fait un tonneau et glissé dans le fossé. Ses blessures incluent entre autres une lourde défiguration faciale. Aux urgences, les médecins sont unanimes: sa survie est un véritable miracle.

Malgré cette traumatisante aventure, le contrecoup psychologique a été presque nul pour le conducteur. «Il est impossible d'établir un rapport direct entre la sévérité d'un accident et ses séquelles, explique Patrice Pelletier, psychologue. Certains conducteurs auront des accidents légers sans séquelle physique, mais resteront tout de même avec un désordre psychologique qui dure pendant des mois ou des années. Le contraire est tout aussi vrai.»

Isabelle Maher a vécu deux accidents automobiles au cours de sa vie. Si le premier s'est révélé beaucoup spectaculaire, la guérison du deuxième a été beaucoup plus longue et difficile. Un agent de la SAAQ met finalement des mots sur son angoisse. «Le fait que je doive déployer tous mes réflexes pour sauver la vie de mon fils avait probablement causé un choc plus grand. Bien sûr, il y a des accidents pires que le mien, mais les circonstances ont fait que mes cicatrices psychologiques ont été plus longues à panser.»

 

Reprendre le volant: attendre ou pas?

À la recommandation des membres de son entourage, Mighel Croteau reprend tout de suite le volant afin de court-circuiter en amont une éventuelle peur de conduire. Pour Isabelle Maher, la chose était impossible. «Il est important de distinguer la peur simple, comme une phobie des chiens, de l'état de stress post-traumatique, explique Marc Perreault, neuropsychologue au centre de réadaptation Lucie-Bruneau. Beaucoup plus grave, ce dernier se manifeste par des réviviscences, des flash-backs, des cauchemars, des visions... Il inclut même une activation physiologique, comme si les accidentés revivaient la scène avec les hormones de stress au plafond. Dans ce cas, il peut être sage de laisser retomber la poussière et d'être plus vigilant dans la reprise de la conduite automobile.»

Selon le spécialiste, il est faux de croire qu'on ne pourra plus jamais prendre le volant si on ne reconduit pas immédiatement. Les premiers jours suivant un accident, le conducteur traverse de nombreuses réactions: anxiété, insomnie, préoccupation... Bien que normal, cet état ne favorise en rien une conduite automobile sûre.

En revanche, la ligne est parfois mince entre le délai raisonnable et l'évitement systématique. On ne sort plus de la maison, on décline les invitations, on trouve des excuses pour déléguer les emplettes? Attention! «Les échappatoires peuvent vite empirer nos craintes, prévient Patrice Pelletier. Certains patients mettent toute une organisation en place pour éviter de faire face à leur phobie. Pourtant, le seul moyen efficace de vaincre une peur, peu importe laquelle, est de s'y exposer graduellement.»

Apprivoiser les dangers de la route

Dans le cas d'une peur panique, mieux vaut opter pour une exposition graduelle, idéalement avec le soutien de spécialistes chevronnés. Si les psychologues ont longtemps misé sur les méthodes de relaxation, de respiration et de visualisation pour aider les accidentés de la route, ils ont récemment découvert que ces techniques pouvaient accentuer le problème de l'évitement: «Ces solutions ne permettent pas à notre cerveau de faire face à son anxiété, indique Patrice Pelletier. Il ne faut pas seulement se répéter que tout va bien, il faut ressentir notre peur et prendre notre temps. Après une trentaine de minutes, le cerveau s'habitue et l'anxiété diminuera sans qu'on ait rien fait de spécial.»

Le centre de réadaptation Lucie-Bruneau aide les usagers de la route qui craignent de reprendre le volant. Le neuropsychologue Marc Perreault questionne rationnellement les croyances et les scénarios catastrophes de ses patients. Il dresse également une hiérarchie des situations automobiles les plus dangereuses selon la perception du conducteur: aller au dépanneur, traverser une double voie, dépasser un camion, conduire sous la neige... Ses objectifs? Développer un certain seuil de tolérance devant l'incertitude et lutter contre l'hypervigilance. «Ceux qui ont peur de conduire deviennent souvent hypervigilants par rapport aux situations d'accident potentiel. Ils entretiennent le sentiment que la route est dangereuse et qu'ils doivent se défendre en anticipant tout ce qui pourrait se passer, que ce soit trois voitures en avant ou trois camions plus loin.»

Le traitement psychologique peut également inclure des séances de conduite environ une fois par semaine, pour un total de quatre à dix expositions. Certains patients débutent comme passagers ou encore conduisent exclusivement dans les stationnements ou les petites rues. D'autres foncent tout de suite comme conducteurs, mais évitent les situations plus angoissantes, comme les intersections, les dépassements ou les changements de voie.

Peu importe les scénarios, l'ergothérapeute Johanne Lavallée conçoit toujours un plan d'intervention en collaboration avec le psychologue et le patient. En compagnie d'un moniteur de conduite, elle s'assoit dans un des véhicules spéciaux du centre de réadaptation pour épauler le conducteur en temps réel dans son processus de désensibilisation. «On dresse des parcours dans des rues moins fréquentées, on organise des sorties en soirée pour ceux qui craignent de conduire dans la noirceur. On affronte les peurs une à la fois, en augmentant graduellement la durée d'exposition et en débutant par les blocages les moins résistants.»

Au cours du trajet, Johanne Lavallée prend le pouls des sensations du conducteur et lui prodigue de nombreux conseils pour faciliter sa conduite. «On améliore leur vision périphérique et on leur montre des méthodes de conduite préventive pour les rassurer au volant. On leur recommande également de toujours partir au moins 20 minutes d'avance pour minimiser la conduite sous pression. Si nécessaire, on propose parfois un cours de dérapage sur glace dans une école de conduite.»

Pour soulager les angoisses du conducteur, les spécialistes du centre de réadaptation comptent aussi sur des équipements d'appoint, comme des rétroviseurs panoramiques, qui permettent de couvrir les angles morts sans quitter la route des yeux, ou encore des caméras de recul, pour voir ce qui se trame derrière.

 

Photo Alain Roberge, archives La Presse

Les premiers jours suivant un accident, le conducteur traverse de nombreuses réactions: anxiété, insomnie, préoccupation... Bien que normal, cet état ne favorise en rien une conduite automobile sûre.

L'enfer, c'est les autres

La société stigmatise trop souvent les personnes souffrant de cicatrices psychologiques, en croyant par exemple que les blessures physiques sont réelles alors que les séquelles psychologiques dénotent un certain manque de volonté. Ce fardeau est lourd pour les accidentés de la route. «Les peurs sont vues comme un signe de faiblesse, ce qui déclenche non seulement des jugements négatifs de l'entourage, mais aussi une certaine culpabilité et un sentiment de dévalorisation chez le conducteur traumatisé, indique Marc Perreault. Comment peut-on reprendre la route si on ne se fait pas confiance?»

Le neuropsychologue a souvent vu des patients mettre beaucoup d'accent sur leurs blessures physiques pour justifier leur peur de conduire, un peu comme si les douleurs corporelles rendaient le blocage plus acceptable, que ce soit pour eux ou pour les autres.

«Quand il n'y a pas de blessures physiques, les gens ne comprennent pas, confirme Isabelle Maher. Autour de moi, on ne réalisait pas toutes ces images, tous ces sons qui me restaient en tête. L'odeur de la tôle, le bruit sourd de la voiture qui en emboutit une autre... On ne les oublie jamais.»

Selon le psychologue Patrice Pelletier, il existe quelques rares cas qui ne peuvent surmonter leur crainte malgré les interventions. «Ces conducteurs souffrent souvent de dépression, car les conséquences de cette peur définitive peuvent chambarder profondément le mode de vie. Une de mes patientes s'est vue dans l'obligation de vendre sa maison de rêve car elle ne supportait pas de repasser quotidiennement sur les lieux de l'accident.»

En revanche, si on accepte d'y faire face, la peur de conduire disparaît dans la grande majorité des cas. Il importe simplement de rester réaliste. «Certains usagers ambitionnent de ne plus avoir peur du tout, dit M. Pelletier. Ce n'est pas toujours possible. Plusieurs conducteurs redeviennent parfaitement fonctionnels, mais conservent tout de même un ou deux comportements d'évitement. Les accidents automobiles sont rarement banals. On en conserve toujours un petit quelque chose.»

Photo Édouard Plante-Fréchette, La Presse

Si on accepte d'y faire face, la peur de conduire disparaît dans la grande majorité des cas. Il importe simplement de rester réaliste.