On aura beau mettre des jupes de protection sur les camions, ajouter des rétroviseurs et des caméras, refaire les intersections dangereuses et modifier le Code de la route, ces recommandations répétées depuis des années par les coroners risquent de ne pas sauver beaucoup des 34 cyclistes et piétons qui meurent chaque année au Canada sous les roues d'un camion de transport.

En lisant l'étude publiée il y a 10 jours par deux chercheurs britanniques qui étudient les énormes angles morts qui entourent les camions lourds, on conclut que ces recommandations passent à côté de la vraie cause et s'adressent aux mauvaises personnes. S'il y a tant d'accidents, c'est qu'il y a trop d'angles morts. S'il y a tant d'angles morts, c'est parce que les camions sont mal conçus.

«C'est un problème de design: les cabines ne permettent pas aux chauffeurs de voir ce qui se passe autour du camion, tout près. Ils sont assis trop haut et il n'y a pas assez de fenêtres. Il y a de vastes angles morts tout autour du camion. Alors il y a des cyclistes et des piétons qui meurent», résume Russell Marshall, professeur d'ergonomie industrielle à l'École de design de l'Université Loughborough, en Angleterre.

Alors, réglons le vrai problème et changeons les camions, conclut M. Marshall, coauteur d'une étude qui met la balle dans le camp des constructeurs de camions et des gouvernements responsables des normes de sécurité.

Le design Direct Vision

L'étude britannique propose le design Direct Vision, un concept de camion qui augmenterait radicalement les surfaces vitrées pour réduire les angles morts. En étirant le pare-brise et ajoutant de grandes ouvertures vitrées dans le bas de chaque portière et sous le pare-brise à droite, un tel camion augmenterait de 50% le champ de vision du conducteur à l'avant et sur les côtés, réduisant radicalement les angles morts. De plus, le siège serait abaissé «pour que le conducteur soit plus près du sol, des piétons et des cyclistes qu'il doit voir», particulièrement aux intersections en ville, dit M. Marshall. Pour la même raison, un camion inspiré de Direct Vision serait plus bas sur roues que ceux d'aujourd'hui.

«Ça doit poser de gros défis d'ingénierie, mais il y a vraiment de bonnes idées là-dedans, surtout l'idée des fenêtres basses, a dit Martin Boivin, président de l'Association des routiers professionnels du Québec. Il note que les camionneurs n'ont pas le beau rôle dans le débat public actuel. Il est satisfait de voir une étude importante mettre également les constructeurs devant leurs responsabilités. «Les angles morts sont un vrai problème: non seulement on peut ne pas voir un cycliste ou un piéton qui est tout près de notre camion, j'ai déjà perdu une auto au complet dans l'angle mort», dit M. Boivin, qui est aussi instructeur en conduite de camion.

Érick Abraham, chercheur à Polytechnique et consultant pour Transports Canada et Transports Québec, trouve le concept Direct Vision intéressant: «C'est sûr qu'un camion comme ça apporterait quelque chose de très valable.» Il note que ce concept a surtout le mérite de synthétiser beaucoup de concepts connus dans un design unifié: «La problématique est bien connue et il y a beaucoup de recherche dans bien des pays qui cherchent à intégrer les mêmes idées, soit des capots plus courts et plus inclinés, une position assise plus basse, des tableaux de bord et des pare-brise plus bas et beaucoup, beaucoup de fenêtres.»

Il y aura toujours des angles morts, dit-il, mais les constructeurs peuvent les réduire.

Illustration fournie par l'Université Loughborough

Blâmez le camion, pas le camionneur

Quand un accident tragique survient, le public et les proches de la victime ont naturellement tendance à blâmer le camionneur, parfois avec raison.

«Ce sont des situations tragiques et très émotives, des gens meurent, des familles perdent un proche. Mais dans la majorité des cas, on peut conclure que le chauffeur n'avait pas vu la victime», dit M. Marshall, dont l'équipe a étudié 704 cas de piétons et de cyclistes tués par des camions lourds en Grande-Bretagne. C'est aussi la conclusion explicite de nombreux rapports du coroner déposés au Québec, a pu constater La Presse en faisant la recension de tous les rapports publiés depuis 2000 par le Bureau du coroner sur des décès de cyclistes et de piétons écrasés par des camions.

À Montréal, le professeur Abraham ne pense pas au design des camions de demain. Il a reçu le mandat de Transports Québec de trouver une combinaison de miroirs qui réduirait le plus possible les angles morts des camions déjà sur nos routes. Il pense proposer d'ici le printemps prochain une configuration optimale, que Transports Québec choisira peut-être d'inclure dans sa réglementation.

Mais ajouter des miroirs ne suffit pas, estime l'étude anglaise.

«Ici, au Royaume-Uni, les camions lourds doivent déjà être équipés de six rétroviseurs, a dit Russell Marshall à La Presse. Et des caméras sont souvent ajoutées. C'est utile, mais c'est de la vision indirecte. Ce n'est pas aussi efficace ni aussi rapide que la vision directe à travers des fenêtres basses, comme nous le proposons.»

Avec deux fenêtres, le pare-brise, six miroirs et parfois un écran, un conducteur peut mettre plusieurs secondes à examiner la route avant un virage en ville: «Si bien qu'au moment de la manoeuvre, la situation peut avoir déjà changé.»

«Conduire en ville est une tâche complexe et la charge de travail des chauffeurs de camions lourds est très sous-évaluée», dit le professeur Marshall.

La Fédération européenne pour le transport et l'environnement, qui a participé au financement de l'étude, juge «incompréhensible» qu'on autorise la circulation de véhicules pesant jusqu'à «40 tonnes sans faire le nécessaire pour que les gens derrière le volant puissent réellement voir ce qui se passe autour d'eux». L'organisme de lobbying décrit le design actuel des camions comme «désuet et dangereux» et estime que le concept Direct Vision pourrait «sauver des centaines de vies». Il enjoint aux autorités routières d'adopter des normes en ce sens.

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Illustration fournie par la SAAQ

L'Europe n'est pas l'Amérique du Nord

Les conclusions de l'étude de l'Université de Loughborough ne s'appliquent pas de la même façon ici qu'en Europe, en raison des importantes différences de design. En Europe, les gros camions qui hâlent les remorques ont presque tous la cabine directement au-dessus du moteur, ce qui hausse la position du conducteur. Les conducteurs européens n'ont pas devant eux le long capot qui obstrue la vue des chauffeurs de «18-roues» nord-américains, mais la position plus haute (20 cm de plus, environ) en Europe cause aussi son lot de problèmes. Les angles morts sont différents. «Je ne connais pas les camions chez vous, mais ça tombe sous le sens qu'abaisser la position du chauffeur et multiplier les surfaces vitrées va réduire les angles morts», dit M. Marshall.

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Mort de Mathilde Blais: un véhicule hors norme

Le rapport du coroner sur la mort de la cycliste Mathilde Blais dans la pente d'un viaduc de la rue Saint-Denis, le 28 avril dernier, a été publié le 29 septembre dernier. Ce rapport ramène la sécurité des cyclistes et des piétons dans l'actualité. Mais le véhicule lourde impliqué dans la mort de la cycliste de 33 ans diffère beaucoup des camions de transport qu'on trouve généralement sur nos routes et dont il est question dans cet arcticle. «C'est un camion-grue à remorque, un véhicule hors norme», rappelle le coroner Paul Dionne en entrevue à La Presse. Le poste de pilotage et les angles morts de ce camion sont très différents de ceux des camions de transport. La conduite de l'énorme engin comporte des défis tels qu'il est interdit de circulation durant les heures normales de circulation. Rappelons que le procureur de la Couronne, au terme de l'enquête policière, a décidé de ne pas déposer d'accusations au criminel. Le conducteur du camion-grue a reçu une contravention pour ne pas avoir cédé le passage à un cycliste (amende de 1000 $ et 4 points d'inaptitude), a dit  le coroner Dionne.

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Le rôle des gouvernements

Appliquer le concept Direct Vision à l'industrie des camions implique des coûts énormes. En Europe, il y a une opportunité parce que l'Union européenne s'apprête imposer à l'industrie de nouvelles normes restreignant la consommation de diésel, explique le professeur Russell Marshall. Les constructeurs vont devoir de toute façon adopter des designs plus aérodynamiques, ce qui implique des modifications majeures, dit-il. Convaincre l'industrie d'en profiter pour introduire aussi des éléments inspirés de Direct Vision est réaliste dans ce contexte. C'est là que les gouvernements ont un rôle, dit M. Marshall: «Nous avons eu des discussions avec les constructeurs. Ils savent que les angles morts sont un problème majeur et, pour la plupart, ils ont l'esprit ouvert. Mais ils sont tributaires des normes gouvernementales et des exigences de leurs clients.»