Pour la troisième fois de sa saison, le Théâtre du Rideau Vert a accueilli des spectateurs non voyants à qui on a offert une visite tactile des décors et des costumes, ainsi qu’une représentation en théâtrodescription. La Presse était sur place.

Depuis son tout jeune âge, Nicole Trudeau vit avec une déficience visuelle. Atteinte de rétinite pigmentaire, une maladie dégénérative congénitale, elle a perdu graduellement la vue jusqu’à ce que les silhouettes et les couleurs qu’elle distinguait vaguement disparaissent tout à fait.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Nicole Trudeau (deuxième à partir de la gauche) explore du bout des doigts les costumes que lui présente Erika Malot, du Rideau Vert.

Ce qui n’a jamais disparu, toutefois, c’est l’insatiable curiosité de cette octogénaire, avide lectrice passionnée de concerts et de théâtre. C’est donc avec une joie non feinte qu’elle a accueilli les nouvelles initiatives du Théâtre du Rideau Vert, en particulier les visites tactiles et la théâtrodescription destinées aux personnes non voyantes.

À la fin de mars, plus de trois heures avant le début de la représentation de Pif-Luisant, une dizaine de personnes avec des limitations visuelles sont réunies dans la salle du théâtre de la rue Saint-Denis. C’est la troisième fois que Nicole Trudeau participe à l’activité, et elle savoure chaque instant.

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Les accessoires de la pièce Pif-Luisant aussi touchés avec soin

Lorsque des employés du Rideau Vert lui présentent les costumes des différents personnages de la pièce campée au XIXe siècle, elle explore chaque fibre du bout des doigts. Elle découvre ainsi les rayures satinées qui ornent un manteau, s’extasie devant les boutons texturés d’un gilet de brocart, pèse avec perplexité la lourdeur du costume de l’intendante... « Ça ne devait pas être très pratique pour faire la cuisine ! »

La couleur des tissus l’intrigue chaque fois. Elle a connu le jaune, le vert, le bleu dans son enfance et veut garder vivants leur souvenir dans sa mémoire.

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« Il y a des gens qui pensent qu’on ne peut pas se faire une image mentale parce qu’on ne voit pas ! Mais moi, je suis habitée par un univers visuel qui m’est propre. »

J’ai un espace intérieur que j’ai besoin d’habiter. Je ne vis pas dans le noir ou dans un univers sans images. Recréer dans ma tête les expériences sensorielles que je vis me stimule et m’emballe. Je ne me sens pas en prison dans ma cécité !

Nicole Trudeau, passionnée de théâtre qui vit avec une déficience visuelle

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Nicole Trudeau

Se situer dans l’espace

Pour recréer dans sa tête le décor de Pif-Luisant, elle a parcouru de long en large la scène, touché les lourds rideaux, senti les fils électriques qui courent sur le mur et soupesé les faux fromages de polystyrène. Elle a posé plusieurs questions sur la couleur des tapis et des murs ainsi que sur l’angle précis de l’escalier qui occupe le coin de la scène. Mais Nicole Trudeau n’était pas tout à fait satisfaite.

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Nicole Trudeau recrée dans sa tête le décor que lui décrit le chef machiniste Michel Eudore Desrosiers.

« J’ai besoin de m’installer au centre du décor, dos à la salle, pour mieux me latéraliser. Je veux savoir exactement où se trouve chaque meuble, savoir ce qui est côté cour et côté jardin. » Le chef machiniste, Michel Eudore Desrosiers, lui a donc servi d’yeux pour un instant, lui expliquant avec soin où se situait chaque élément.

Ainsi, lorsqu’est venu le temps de la représentation, Nicole Trudeau pouvait situer chaque acteur sur la scène qu’elle avait créée dans sa tête. La provenance de la projection de voix des interprètes faisait le reste.

Elle a aussi pu syntoniser la théâtrodescription directement à partir de son téléphone intelligent. Pendant toute la pièce, une voix en direct a ainsi mis des mots sur ce que les spectateurs non voyants ne pouvaient pas voir. Une tête basse de dépit, une main sur une épaule en signe de réconfort, les entrées et les sorties des divers personnages...

« C’est le bonheur, lance Nicole Trudeau après la pièce. Je fréquente le théâtre depuis mon enfance, mais certains détails m’ont toujours échappé. C’est encore plus vrai ces derniers temps, avec les mises en scène qui font beaucoup de place aux nouvelles technologies, comme les projections vidéo. »

Pour cette femme d’action, qui a longtemps travaillé comme professeure de musique en plus de participer à diverses recherches sur la normalisation du braille dans l’édition, l’ouverture des théâtres aux clientèles non voyantes est un pas qui devait se faire.

« J’ai le droit d’avoir des services qui rendent certaines choses accessibles. J’en ai déjà parlé à des directeurs de théâtre. J’ai même écrit à Robert Lepage pour le sensibiliser. Ma lettre est restée sans réponse... Maintenant, j’espère que ça va continuer et que les initiatives du Rideau Vert vont se répandre dans les autres théâtres. »

Ouverture (enfin)

Pourquoi a-t-il fallu autant de temps aux théâtres pour se pencher sur la problématique de l’accessibilité des personnes non voyantes ? « C’est une vaste question. Dans la société, la déficience visuelle est perçue très négativement. Certains pensent que sans la vue, on ne peut rien faire. Et surtout pas aller au théâtre ! »

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Une dizaine de participants ont accepté l’invitation du Rideau Vert pour une découverte tactile du décor et des costumes.

Ça me peine toujours d’être perçue comme quelqu’un qui est moins que les autres, quelqu’un qui n’a pas besoin de ça, la culture.

Nicole Trudeau, passionnée de théâtre qui vit avec une déficience visuelle

« C’est difficile à vivre, mais ça me rend plus combative ! », lance celle qui assiste à plus d’une vingtaine de concerts et de pièces de théâtre chaque année.

Grâce au programme proposé depuis septembre par le Rideau Vert, elle a l’impression qu’une porte s’ouvre. Nicole Trudeau est toutefois consciente que pour que ces services s’implantent pour de bon, les personnes avec des limitations visuelles (ou auditives) doivent « faire l’effort de se déplacer pour fréquenter le plus possible les beaux textes et la culture ». « Parce que ça nourrit la vie », dit-elle.

« Il faut aussi que les théâtres élaborent des stratégies avec nous et ne décident pas à notre place de ce qui pourrait nous intéresser ou non. Il faut qu’il y ait un partage. Je veux qu’on soit compris et qu’on ne nous considère pas comme des gens qui doivent être exclus de certains univers. »

Elle ajoute : « Moi, j’ai beaucoup de mal à dire que quelque chose n’est pas pour moi ! »

Consultez le site du Théâtre du Rideau Vert, onglet Public aveugle ou malvoyant