Trop souvent, les portes des théâtres sont fermées aux personnes avec des limitations auditives ou visuelles. Les services offerts pour favoriser leur accès à l’art vivant sont rarissimes. Mais la donne est en train de changer.

Plusieurs initiatives commencent à faire leur apparition dans les institutions montréalaises, en particulier au Théâtre du Rideau Vert, qui s’est positionné comme chef de file dans le dossier de l’accessibilité universelle.

Depuis septembre dernier, le théâtre de la rue Saint-Denis offre des services adaptés aux besoins des personnes non voyantes, sourdes ou malentendantes : théâtrodescription en direct, traduction en langue des signes du Québec (LSQ) et surtitrage en français codé, une technologie que les amateurs d’opéra connaissent déjà. Pour chacun de ces services précis, une représentation par pièce présentée est offerte cette saison.

Erika Malot, coordonnatrice du développement artistique et responsable du projet d’accessibilité universelle au Rideau Vert, explique : « Le Québec était en retard au chapitre de l’inclusion en culture, notamment par rapport aux États-Unis et à l’Europe, en particulier par rapport au Royaume-Uni. À Montréal, le milieu anglophone est aussi en avance sur le nôtre. Or, avec la pandémie, on a assisté à un développement de nouvelles technologies et on a davantage pris conscience des publics qui ne viennent pas au théâtre. On a réalisé qu’il y avait des adaptations possibles. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Erika Malot, responsable du dossier de l’accessibilité universelle au Rideau Vert

On estime que 30 % de la population canadienne vit avec une limitation fonctionnelle. Au Québec, seulement 4 % de la population va au théâtre. On se prive de beaucoup de monde en n’ouvrant pas davantage nos salles. C’est le moment pour la culture de se réveiller.

Erika Malot, coordonnatrice du Théâtre du Rideau Vert

Érika Malot a aussi mis sur pied une communauté de pratique qui rassemble plusieurs théâtres de Montréal et de Québec, des organismes de soutien et des personnes qui doivent composer avec des limitations. « C’est un lieu d’échange pour mettre en commun nos idées, nos solutions. Il y a quelque chose qui se passe. L’initiative commence à faire des petits. »

Dans la foulée de cette communauté de pratique, le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTd’A) a décidé d’offrir, le 18 avril dernier, une représentation avec surtitres en français codé de la pièce Les filles du Saint-Laurent. Une représentation avec audiodescription de Clandestines a aussi été présentée en février.

L’an prochain, cette offre va augmenter, promet Marion Guillaume, coordonnatrice aux communications et à la médiation au CTd’A. « Quatre spectacles surtitrés sont prévus au programme, ainsi qu’une représentation avec audiodescription. »

« On est au tout début du projet, mais plus on en fera, plus ça se saura, plus l’offre sera récurrente, estime Marion Guillaume. On aimerait aussi bâtir un calendrier avec les autres théâtres pour proposer une offre diversifiée qui soit étalée tout au long de la saison. »

Des chorégraphies mises en mots

Le milieu de la danse aussi commence à se tourner vers cette clientèle à besoins particuliers. Depuis octobre 2021, Danse-Cité, compagnie montréalaise vouée à la production ainsi qu’à la diffusion de la danse et de la création contemporaine, offre un service d’audiodescription des œuvres chorégraphiées. Neuf spectacles ont ainsi été décrits en direct, minute par minute. Le 10e sera Encantado, de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues, présenté dans le cadre du Festival TransAmériques.

Comment peut-on décrire en mots des œuvres dansées à des personnes non voyantes pour qui des mots comme arabesque ne signifient rien ? « L’écriture de l’audiodescription est adaptée », explique Maud Mazo-Rothenbühler, directrice du développement et des communications chez Dance-Cité. « C’est un entre-deux entre l’imaginaire du spectateur et l’esthétique particulière de chaque chorégraphe. »

PHOTO DAVID WONG, FOURNIE PAR DANSE-CITÉ

Les personnes avec des limitations visuelles sont invitées à découvrir certains mouvements de danse dans une activité présentée en amont des représentations.

« On a un bassin de spectateurs fidèles d’environ 50 personnes. Lors des représentations avec audiodescription, on offre aussi un accompagnement humain, un guide pour chaque personne non voyante. L’accompagnateur peut assister au spectacle gratuitement et les billets pour les personnes avec des limitations visuelles sont à un tarif très préférentiel, soit 20 $. On sait que plusieurs d’entre elles vivent dans une situation de grande précarité. On veut que l’offre soit adaptée sous toutes les facettes possibles. »

Les échos sont extrêmement positifs. Les enjeux étaient énormes : briser l’isolement et donner accès à la culture à un plus grand nombre.

Maud Mazo-Rothenbühler, de Danse-Cité

Et qu’en est-il du milieu du cirque ? Danse-Cité espère étendre son service aux arts circassiens dès l’an prochain.

Un long travail en amont

Ajouter des services comme la traduction en langue des signes québécoise (LSQ) a un prix. Et il est élevé, notamment parce que les interprètes en langue des signes doivent travailler une trentaine d’heures en amont de la représentation. De plus, au Rideau Vert, chaque interprète LSQ porte les répliques d’un ou de deux personnages, à condition que ces deux-là ne soient pas sur scène en même temps. Pour la pièce Le fils, ils étaient cinq à signer le texte de Florian Zeller.

« Les interprètes LSQ doivent s’approprier leur personnage, adapter leurs tics, traduire les émotions qui sont perceptibles dans la voix, indique Erika Malot. C’est tout leur corps qui bouge, du haut de la tête à la taille. Le visage est très actif. » Pour bien traduire la colère de l’un ou la tristesse de l’autre, les interprètes vont répéter avec les acteurs pour se familiariser avec le style et la rythmie de chacun.

Tout cela demande du temps et de l’argent. « Le financement est vraiment le nerf de la guerre pour la pérennité de tous ces projets, indique Maud Mazo-Rothenbühler. À Danse-Cité, le financement est assuré pour la saison prochaine. Mais il faut penser à l’avenir... »

Consultez le site du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, onglet Accessibilité universelle Consultez le site de Danse-Cité pour la représentation d’Encantado

L’expérience vue de la scène

PHOTO FRANÇOIS LAPLANTE DELAGRAVE, FOURNIE PAR LE RIDEAU VERT

L’acteur Paul Ahmarani dans Une maison de poupée, 2partie

L’acteur Paul Ahmarani jouait dans Une maison de poupée, 2partie ; il a vécu de l’intérieur les représentations en langue des signes québécoise (LSQ), en théâtrodescription et avec surtitrage. « C’était génial ! Câline, comment ça se fait qu’on a négligé aussi longtemps une partie de la population ? C’est un devoir d’humanité, je trouve. Ç’a été une expérience incroyable, car pour la première fois de ma carrière au théâtre, j’avais le sentiment d’être compris par des gens qui n’auraient pas pu le faire autrement. C’était très touchant. Les interprètes LSQ ne sont pas dérangeants pour les comédiens, car ils sont des tremplins pour porter notre parole. Ils sont notre prolongement. »