Deux ans, ce n’est presque rien, à peine une virgule dans le livre d’histoire d’une nation. Pourtant, c’est parfois assez pour bouleverser le cours des choses… Clandestines, une glaçante dystopie, en fait la preuve d’éloquente façon.

L’action se déroule à Montréal, en février 2025 (aussi bien dire demain). Deux femmes vont et viennent dans une petite cuisine qui serait tout ce qu’il y a de plus ordinaire, si ce n’était les étriers placés au bout de la table. C’est ici que Marie et Sylvia pratiquent des avortements illégaux.

Car voyez-vous, les médecins sont de plus en plus réticents à pratiquer l’intervention. Les mouvements militants antiavortement, eux, sont de plus en plus puissants. Et un projet de loi est sur le point d’être adopté pour rendre quasi impossible toute interruption de grossesse au-delà de 24 semaines. Le Québec connaissant un grave problème de démographie, tous les moyens sont bons pour s’assurer de renouveler le bassin de « travailleurs payeurs ».

Les femmes, qui ne savent plus vers qui se tourner pour mettre un terme à leur grossesse, sont forcées de choisir la clandestinité. Et celles qui les accueillent risquent gros…

PHOTO VALÉRIE REMISE, FOURNIE PAR LE CTDA

Marie-Claude St-Laurent (à gauche) et Myriam LeBlanc incarnent Sylvia et Marie.

Séparée en deux actes très distincts par le ton et la distribution, Clandestines est sans conteste l’un des textes les plus forts signés par le duo d’autrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent. Si la pièce s’ouvre sur un huis clos anxiogène, mais au rythme assez lent, elle se poursuit avec une cadence plus accélérée alors que le débat se déplace sur la place publique.

Un combat

Ici, la rhétorique culpabilisante des uns se frappe à la féroce volonté d’autodétermination des autres. Le combat n’épargne personne. Et il se tient sur les planches du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui des propos à glacer le sang qui ne peuvent manquer de rappeler ce qui se trame chez nos voisins du Sud depuis l’invalidation de l’arrêt Roe c. Wade, le 24 juin dernier.

La pièce est portée par une solide distribution dans laquelle se démarquent notamment Sofia Blondin, Myriam LeBlanc, Alexandre Bergeron (gluant de lâcheté et d’opportunisme) et Diane Lavallée (en terrifiante militante antiavortement cachée sous les atours d’une grand-mère aimante).

Notons aussi la performance très solide de Nahéma Ricci, mystérieuse figure qui traverse la pièce et par laquelle le malheur arrive. La jeune actrice qui avait conquis critique et public avec sa prestation dans le film Antigone vit ici son baptême des planches. Elle se débrouille fort bien avec une partition complexe, malgré un peu de nervosité le soir de la première. Il y a fort à parier qu’elle gagnera en confiance au gré des représentations.

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Nahéma Ricci connaît son baptême des planches avec Clandestines.

À la mise en scène, Marie-Ève Milot a choisi une approche épurée pour que rien d’inutile n’entrave les répliques qui pleuvent sur scène pendant presque trois heures, tantôt émouvantes, tantôt terrifiantes. Le texte, taillé dans le sang et la chair, se passe d’artifice. Milot a toutefois eu la judicieuse idée de recourir aux services des chorégraphes Nicolas Archambault et Wynn Holmes pour travailler les mouvements des acteurs, en particulier dans le deuxième acte.

Résultat : les gestes sont précis, millimétrés. Rien d’emprunté ou d’ampoulé toutefois. Cette approche chorégraphique rappelle davantage les mouvements de pions se déplaçant sur un échiquier particulièrement glissant, où une implacable partie est en train de se jouer.

Car c’est de cela qu’il est question dans Clandestines : d’un avenir de plus en plus ombragé pour les femmes, qui ne peuvent se reposer sur les lauriers d’anciennes luttes qu’elles croyaient gagnées.

Clandestines

Clandestines

Texte de Marie-Claude St-Laurent et Marie-Ève Milot, mise en scène de Marie-Ève Milot. Avec Nahéma Ricci, Diane Lavallée, Sofia Blondin et cinq autres interprètes.

Jusqu’au 4 février au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

7,5/10

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