Anne Dorval commence l’année 2023 de manière vertigineuse. La comédienne fait un retour au théâtre au TNM, où elle n’a pas joué depuis 30 ans. Elle y interprète Maria Casarès dans Je t’écris au milieu d’un bel orage, une pièce de Dany Boudreault, sur le grand amour de l’actrice mythique avec l’écrivain Albert Camus.

Le trac est un mal qui croît avec l’âge. Ces jours-ci, Anne Dorval a l’impression de sauter dans le vide et de se mettre en danger... en pratiquant son métier.

Avant d’accepter de faire Je t’écris au milieu d’un bel orage, l’actrice de 62 ans a refusé toutes les propositions au théâtre. Car elle craint de... faire une crise cardiaque sur la scène ! L’interprète a préféré enchaîner les films et les séries, dont l’excellente La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, diffusée sur Club Illico, dans laquelle Dorval est bouleversante de vérité.

PHOTO FRED GERVAIS, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Elijah Patrice et Anne Dorval dans la série de Xavier Dolan La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé

Lors de la première du Projet Andromaque, à Espace Go il y a 12 ans, son cœur battait si fort, « à 100 milles à l’heure », qu’elle ne s’entendait pas parler en jouant : « Je disais mes répliques sans entendre les mots sortir de ma bouche ! Je suis passée à travers, mais j’ai eu un trac terrible les soirs suivants. Alors, je me suis promis de ne plus jamais me mettre dans un tel état. »

Puis est arrivée Je t’écris au milieu d’un bel orage, une pièce de Dany Boudreault, mise en scène par Maxime Carbonneau, d’après la correspondance entre Maria Casarès et Albert Camus. Projet qu’elle a d’abord refusé. « Chaque fois que Steve Gagnon [qui jouera Camus] et les autres me relançaient, je leur disais non. Je leur proposais quelqu’un d’autre. Je leur disais : “Prenez Anne-Marie Cadieux, ça va être plus simple... Prenez Macha Limonchik.” On me répondait qu’elles étaient occupées. »

À une semaine du jour J, on la sent à la fois nerveuse et comblée, anxieuse et généreuse, préoccupée... mais fort heureuse de remonter sur les planches. « Au théâtre, c’est toujours comme la première fois, résume la comédienne rencontrée dans sa loge au TNM. Durant le congé des Fêtes, j’ai pensé juste à mon texte. Je me réveillais à 2 h du matin, sans pouvoir me rendormir. Je prenais un café à 4 h. Mon horloge interne est toute déréglée. »

Néanmoins, elle ne voudrait pas faire autre chose que cette pièce à deux personnages, aux côtés de Steve Gagnon, « qui est formidable ». « Je travaille pour la première fois avec lui, dit-elle. J’aime rencontrer de jeunes artistes qui changent mon rapport au jeu et au temps. Je suis chanceuse, car ma carrière est remplie de belles rencontres », dit-elle, en soulignant l’influence de René Richard Cyr, de Xavier Dolan, de Marc Labrèche et de Pierre Bernard, entre autres.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Marc Labrèche et Anne Dorval, sur le tapis rouge du film Mommy, de Xavier Dolan, en 2014

Il faut savoir une chose : Anne Dorval est une perfectionniste. Dans le travail, elle ne fait rien à moitié. Son ami le réalisateur Francis Legault dit qu’elle a le souci du détail pour tout.

Anne me fait penser aux petites mains dans les ateliers chez Dior. Je l’ai vue observer une petite fleur, dans le microdétail, durant une demi-heure chez un fleuriste. Ça en est risible. Anne est une esthète. Elle se fascine pour la beauté, partout où elle la trouve. Dans les objets, la nature, les humains...

Francis Legault, réalisateur

Large palette

De Hermione à Criquette Rockwell, de Mommy au Bye bye, de Molière à Marc Brunet, Anne Dorval a incarné de multiples personnages contrastés et brillé dans des univers aux antipodes. On comprend qu’on ait pensé à elle pour le rôle de Maria Casarès, grande tragédienne et monstre sacré du théâtre et du cinéma français du milieu du XXe siècle.

La pièce porte sur la relation entre l’actrice des Enfants du paradis et l’auteur des Justes. Avec Camus, Casarès trouvera son double et partagera une solide complicité. Artistique, sentimentale et intellectuelle. Ils se sont aimés passionnément, malgré l’absence et la distance. Et en dépit du fait que Camus fût marié et eût d’autres maîtresses...

Durant 15 ans, le couple va s’écrire des messages d’amour enflammés, une correspondance de 865 lettres publiées chez Gallimard, sous la supervision de la fille de l’écrivain, Catherine Camus. À partir de ce matériau et des extraits d’archives, Dany Boudreault a écrit une pièce qui fait revivre un couple mythique et traverser une époque exceptionnelle.

« Je suis si heureux à l’idée de te retrouver que je ris en t’écrivant. » Camus écrit cela chez lui à Lourmarin, dans une ultime lettre à Casarès, la veille de son départ pour Paris. L’écrivain devait aller manger le lendemain avec elle, mais il va mourir tragiquement dans un accident de voiture, le 4 janvier 1960.

« Maria Casarès est une femme au caractère très fort. Une force de la nature dans le vrai sens du terme, dit Dorval. Elle a un insatiable appétit de vivre, même dans les moments désespérés. Malgré la conscience de la mort, de la finalité des choses, elle s’accroche constamment au ciel, au soleil. C’est très loin de moi. J’ai plus tendance à m’enfoncer vers les ténèbres. »

L’amour sublimé

L’automne dernier, dans un entretien avec Julie Snyder à l’émission L’autre midi à la table d’à côté, Anne Dorval a confié avoir mis une croix sur le couple, parce que l’amour est trop souffrant. Est-ce que plonger cet hiver dans cette grande histoire d’amour la fait changer d’idée ?

« Je n’aime pas parler de moi, répond-elle en réfléchissant. Je m’en suis voulu après avoir dit ça à la télé. Or, ce que je joue est plus beau que ce que je vis. Mon métier me permet d’y croire au moment où je le joue, parce que c’est un amour sublimé. Loin de la réalité... »

« J’ai connu peu de modèles de couples aussi amoureux, poursuit Dorval. Je n’ai pas eu d’exemples dans ma jeunesse. De toute façon, en amour, je suis une kétaine finie ! »

Quand je suis triste, je veux que la planète entière soit triste. Je mets de la musique pour pleurer. J’écoute Barbara et Brel dans le tapis ! Finalement, c’est mieux de mettre cette énergie-là dans le travail. C’est plus salvateur.

Anne Dorval

Le feu sacré

Bien qu’elle se soit faite rare au théâtre, Anne Dorval pense que cet art restera toujours sacré. « On ne joue pas au théâtre pour l’argent ni la gloire. C’est énorme, tout le temps et toute l’énergie investis pour faire vivre un personnage éphémère, qui disparaîtra après cinq semaines. Je regarde travailler l’équipe au TNM avec admiration. Il faut avoir le feu sacré pour faire du théâtre. Je l’avais au début de ma carrière. C’est la peur qui m’a éloignée du théâtre. Avec ce spectacle, je me mets en danger solide, mais je retrouve le miracle du théâtre ; son feu sacré. »

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES 1993/FONDS LA PRESSE/BANQ

Anne Dorval, première rangée à gauche, à genoux, en janvier 1993, dans la salle de répétions du TNM, avec la troupe de la pièce Les beaux dimanches. À ses côtés, de gauche à droite : Marie Tifo, Marcel Dubé et Gilbert Sicotte. Deuxième rangée de g. à d. : Marie Michaud, Guy Nadon, Lorraine Pintal, Jean-René Ouellet, Louise Marleau et Sophie Clément. Accroupis : Robert Gravel, Normand D’Amour et André Robitaille.

« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », a écrit Corneille dans Le Cid. Reverra-t-on Anne Dorval prochainement au théâtre ? Ou devra-t-on attendre encore 12 ans ? « J’ai une offre pour la saison 2025-2026. Je ne dis pas non. Cela dit, si je ne me retrouve pas aux soins intensifs après la première au TNM ! »

Je t’écris au milieu d’un bel orage. Du 17 janvier au 11 février.

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