Elles sont dans la trentaine et ont toutes choisi la voie de l’écriture. Pour le retour sur scène de la pièce La fureur de ce que je pense, inspirée des écrits de Nelly Arcan, quatre autrices posent un regard lucide sur celle qui les a choquées, bouleversées et électrifiées par sa plume. Au point souvent d’avoir marqué leur trajectoire.

Fanie Demeule

L’autrice de Roux clair naturel avait 19 ans lorsqu’elle a lu Putain la première fois. « Ç’a été une révélation bénéfique et douloureuse. À l’époque, j’étais anorexique, j’avais des idées sombres. Nelly avait mis des mots sur ce que je ressentais par rapport à mon rapport au corps. Ç’a été une claque dans la face. Son suicide à 36 ans, quelques mois après que j’ai découvert ses mots, m’a aussi bouleversée. »

Treize ans plus tard, l’autrice considère que Nelly Arcan n’a rien perdu de sa pertinence. Au contraire. « Il y a chez elle des thèmes qui ne sont pas encore réglés pour les femmes, comme l’obsession de l’image corporelle que l’on projette. C’est très bien de célébrer la diversité des corps comme on le fait aujourd’hui, mais il faudrait aller plus loin et se donner le droit d’être sans tout axer sur l’image corporelle. »

Si certains thèmes restent d’actualité, d’autres ont été oblitérés lors de la parution des romans, croit Fanie Demeule. « Il y avait dans ses textes un angle mort dont on parlait peu à l’époque, mais qui revient à l’avant-scène aujourd’hui : la putophobie. Le sujet reste très tabou et il n’est pas accepté collectivement parmi les cercles féministes. »

« Putain fait partie des textes fondateurs de mon travail d’autrice. C’est très libérateur de savoir que comme Nelly, on peut explorer ses tabous sans pour autant résoudre toutes ses contradictions. Ça me donne du courage dans mes propres démarches. Je n’ai pas besoin d’être parfaite… »

Léa Clermont-Dion

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Léa Clermont-Dion estime que les textes de Nelly Arcan représentent « une photographie d’une époque ».

La réalisatrice et autrice est formelle : si elle découvrait Nelly Arcan aujourd’hui, le coup de tonnerre serait moins percutant que lorsqu’elle a plongé dans Putain pour la première fois, à l’aube de sa vingtaine. « À 20 ans, on est plus vulnérable. Je prenais tout pour du cash, sans contextualiser. La lire a été très confrontant pour moi. J’étais notamment trop jeune pour comprendre le rapport toxique avec la séduction qu’avait Nelly. Cette forme d’asservissement m’a un peu traumatisée ! »

Celle qui a signé le documentaire Je vous salue salope poursuit : « Même si je reconnais l’immense grandeur de sa plume, ses thématiques me rejoignent moins. J’ai 31 ans, deux enfants. J’ai une distanciation plus grande. Je suis libérée du regard masculin. »

Selon elle, les livres de Nelly Arcan ont « une moins grande force de frappe » en 2022 qu’à leur sortie, au début des années 2000. « Aujourd’hui, on est davantage dans un mouvement d’émancipation sexuelle ; on remet en question le modèle hétéronormatif. Beaucoup de femmes essaient de s’éloigner de la dépendance affective. On n’accepte plus le regard misogyne sur les femmes. Avec #MeToo, on a pas mal évolué. Ses textes sont comme une photographie d’une époque, qui permettent de voir comment les choses ont changé. »

« Je crois d’ailleurs que la femme qu’était Nelly serait mieux reçue aujourd’hui. Il y avait de son vivant une forme de sexisme dans les médias. La chirurgie esthétique, par exemple, faisait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, ça passerait inaperçu. »

Marie-Ève Milot

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Marie-Ève Milot a trouvé chez Nelly Arcan la permission d’être elle-même.

Plutôt petite, brune, avec un air d’éternelle gamine… Physiquement, la dramaturge, metteuse en scène et actrice Marie-Ève Milot ne ressemble en rien à la « fille de Marilyn » qu’était Nelly Arcan. Et pourtant. À la lecture des ouvrages d’Arcan, dévorés dans l’ordre dans sa jeune vingtaine, Marie-Ève Milot a vite compris qu’elle aussi devrait vivre avec le poids de l’image que son corps projette malgré elle.

« Les gens ont des a priori à mon égard. Ils m’abordent souvent comme si j’étais une petite chose fragile et vulnérable alors que je suis une bad ass féministe ! », lance la femme de 39 ans. « Nelly m’a appris à reconnaître le décalage qui existe entre ce qu’on veut que je sois et qui je suis réellement. »

Aujourd’hui, Marie-Ève Milot n’a pas l’intention de se cantonner dans le rôle qu’on voudrait lui attribuer. « Comme Nelly, je ne veux pas juste être sage et aller où on m’attend. J’ai le désir de surprendre, de provoquer même. Avec ses contradictions, Nelly m’a donné la permission de sonder chez moi et chez mes personnages féminins des territoires plus durs, plus complexes. Elle fait partie de la cartographie des femmes artistes qui m’accompagnent dans ma démarche de militante féministe. »

Et la féministe qu’elle est constate que les réseaux sociaux ont exacerbé le culte de l’image et de la jeunesse éternelle. « Ce qu’elle critiquait est peut-être encore plus vrai, plus violent aujourd’hui. J’ai rarement lu une autrice aussi puissante, confrontante. »

Gabrielle Boulianne-Tremblay

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Pour Gabrielle Boulianne-Tremblay, Nelly Arcan a soulevé plusieurs questions sur la place des femmes dans la société.

Lorsque l’autrice et comédienne de 32 ans a découvert Nelly Arcan, elle avait 20 ans et était au début de sa transition de genre. Sa réaction ? « J’ai reçu ses textes comme un coup de poing ! »

Pour la jeune femme trans qu’elle était en voie de devenir, les écrits de Nelly Arcan soulevaient plusieurs questions. « Je me reconnaissais dans certaines thématiques, notamment, celle des femmes prisonnières du regard des autres. Moi, j’étais au milieu d’une course… Est-ce que ça me tentait d’être vue comme ça ? D’être prisonnière du regard des autres moi aussi ? Avec elle, j’ai réfléchi à la place des femmes, à ce qu’on fait de notre propre gré ou sous la pression de la société… »

L’autrice de Fille d’elle-même poursuit : « J’ai connu Nelly Arcan de façon posthume, mais en voyant le traitement médiatique qu’elle a reçu, j’ai trouvé dommage qu’on ait beaucoup insisté sur l’image qu’elle projetait et pas assez sur sa plume. »

« Nelly avait un côté très viscéral, elle pouvait être très tranchante. Dans un de ses romans, À ciel ouvert, je crois, elle parle d’un personnage trans qui doit subir une intervention chirurgicale de féminisation. Elle a un regard très rough sur cette personne. Ça m’a traumatisée, mais elle m’a fait réaliser que ça existait, ce regard dur entre femmes. »

Encore aujourd’hui, elle estime que Nelly Arcan reste d’actualité, car « la pression sur la femme continue d’exister. Et l’amour brisé est un thème qui ne vieillit pas ».