Le TNM lance une audacieuse production sur ses planches. Une libre adaptation du Roman de monsieur Molière, œuvre centrée sur la vie de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, écrite en 1933 par l’écrivain russe Mikhail Boulgakov, remixée ici par Louis-Dominique Lavigne.

Le roman biographique de Boulgakov, qui admirait Molière (et s’identifiait sans doute beaucoup à lui), a été mis à l’index par le régime de Staline, qui l’appréciait malgré tout, apprend-on. Mais il n’a jamais été publié de son vivant.

Le manuscrit avait été soumis au début des années 1930 aux responsables de la collection « Vies de gens remarquables », fondée par l’écrivain russe Maxime Gorki, mais il avait été rejeté pour son manque d’orthodoxie… On y voyait des « allusions transparentes à la vie soviétique » et encore une dénonciation du régime à travers l’œuvre de Molière. Il a fallu attendre 1962, soit 22 ans après la mort de Boulgakov, pour que le roman soit enfin publié dans son intégralité.

Louis-Dominique Lavigne s’en est emparé et l’a actualisé, mettant en scène ces deux monstres sacrés de la littérature, russe et française, que près de trois siècles séparent, avec l’amusante idée de les faire dialoguer entre eux.

En fait, c’est comme si Boulgakov dialoguait avec les personnages de son roman — Madeleine Béjart, Armande Béjart (sa fille), La Grange, Scaramouche, etc. On retrouve également quelques écrivains de l’époque de Molière : Racine, Corneille, La Fontaine, c’est assez divertissant.

Dans cette relecture du Roman de monsieur Molière, Jean-François Casabonne incarne Mikhail Boulgakov, tandis qu’Éric Robidoux revêt le costume de Jean-Baptiste Poquelin.

Ce sont deux écrivains nés à des époques différentes, mais dans des régimes assez contraignants. Molière est soumis au roi ; Boulgakov est encarcané dans le régime de Staline, et les deux personnages essaient de débarrer toute cette oppression. Ils se rejoignent dans cette volonté de se libérer d’un joug.

Jean-François Casabonne

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Jean-François Casabonne incarnera l’écrivain russe Mikhail Boulgakov.

Comme Boulgakov, Jean-Baptiste Poquelin devait lui aussi composer avec la censure. Nombre de ses pièces ont dû être réécrites — comme son Tartuffe. « Il ne faut pas oublier qu’il travaillait sous l’égide de la religion et de la monarchie, dont il trouvait le moyen de se moquer dans ses pièces, dit Éric Robidoux. Il devait plaire à toutes sortes de dogmes et de lois non écrites. »

Les deux écrivains ont aussi vécu toute leur vie dans des conditions très précaires. Boulgakov, qui a abandonné la médecine pour se consacrer à l’écriture, a vécu dans l’indigence. « Boulgakov, je le joue comme si chaque respiration était pour lui une question de vie ou de mort, dit Jean-François Casabonne. Parce que malgré cette précarité financière, sa dépression et ses problèmes de santé, il avait une force de caractère incroyable. Il a été au bout de son Everest. »

Molière fascine autant Éric Robidoux par sa persévérance. « Il n’abandonnait jamais ! Même malade, il voulait jouer pour que les techniciens de scène puissent avoir leurs salaires. »

Son drame, c’est qu’il voulait faire des tragédies, mais celles-ci n’avaient que peu ou pas de succès. Il a donc écrit des farces, mais avec beaucoup de sous-entendus…

À travers ses comédies, Molière a dépeint son époque, avec vigueur et fureur, et il est parvenu malgré tout à dépeindre les faux dévots, les tractations politiques, les faux marquis, etc., donc cette satire-là les rejoint, parce qu’ils ont tous les deux tenté de faire des diversions dans leurs œuvres pour qu’elles soient publiées.

Éric Robidoux

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Éric Robidoux incarnera le personnage de Molière au cours du prochain mois au TNM.

Dans son roman, Boulgakov, né à Kyiv, écrit : « Molière m’aide à demeurer vivant malgré tout, à croire à la force satirique de mon œuvre et à son utilité poétique. À son pouvoir de résistance et d’enchantement. »

Ce dialogue (réel) entre les deux hommes, malgré les presque trois siècles qui les séparent, émeut Jean-François Casabonne. « Louis-Dominique a écrit : “Et demain déjà, ici, se prolonge en nous sur les planches d’un théâtre immortel la mémoire qui enrichit le futur.” C’est le lien des temps. Il y a eu Molière, il y a Boulgakov, il y a Louis-Dominique Lavigne, il va peut-être y avoir quelqu’un d’autre, c’est la transmission. Même comme comédien, c’est un geste d’une humilité et d’une puissance extraordinaires. »

Casabonne va plus loin. « L’adaptation de Louis-Dominique Lavigne au Québec est un acte révolutionnaire. Il écrit d’ailleurs dans sa pièce : “Dans l’URSS actuelle où tout n’est que censure et suspicion, exercer le métier de satiriste est un acte révolutionnaire.” »

Les deux acteurs se disent d’ailleurs très inspirés de jouer ce texte mis en scène par Lorraine Pintal, qui a mis en parallèle « deux passés qui se côtoient au présent ». Casabonne et Robidoux seront entourés de 11 comédiens, parmi lesquels Jean Marchand, Rachel Graton, Benoît Drouin-Germain et Karine Gonthier-Hyndman.

« Avec cette troupe du TNM, qui fait écho à celle de Molière, on porte ce désir de désemprisonner la bien-pensance et d’être des veilleurs de la non-censure, conclut Jean-François Casabonne. Même après la lecture du texte, quelque chose se poursuit dans notre mémoire, comme une quête commune d’être libre. »

Le roman de monsieur Molière. Au TNM du 8 novembre au 3 décembre.

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