Dans cette brillante relecture du Misanthrope, de Rebekka Kricheldorf, Sylvie Drapeau mène le bal dans le rôle d’une critique sans compromis à la fois crainte et haïe. Une pièce qui aborde avec piquant la question de la sincérité de nos rapports sociaux, amicaux et mêmes intimes.

Comme le célèbre personnage de Molière, Alceste, Agnès (Sylvie Drapeau) dénonce l’hypocrisie et le mensonge pratiqués à grande échelle autour d’elle, en particulier dans le monde culturel qu’elle côtoie de près.

Dès les premières secondes, la charismatique actrice installe son jeu et déverse son fiel dans un glacial monologue. Mémorable.

C’est que, voyez-vous, l’auteure à succès devenue critique culturelle ne fait aucun compromis et ne ménage personne – pas même son fils, meneur du groupe les Orlandos (Félix Lahaye). Au diable la flagornerie et les faux-semblants, si c’est de la merde, il faut le dire, justement « parce que l’art est sacré ». C’est une question de respect (votre humble serviteur en prend bonne note).

Est-ce que les artistes et metteurs en scène présents dans la salle seront d’accord avec elle ? On devine que certains d’entre eux riront jaune…

Il y a bien sûr la manière de dire les choses, et sur ce point, le personnage d’Agnès n’y va pas avec le dos de la cuillère. Sa misanthropie féroce la mène sur des voies sans compromissions où domine sa méchanceté – que subissent ses enfants Fanny et Orlando, aux premières loges de ses critiques acerbes.

On serait tenté de faire des parallèles (scène par scène) avec Le misanthrope de Molière, mais alors on s’égarerait… Contentons-nous de dire que de la même manière qu’Alceste s’était épris de la jeune Célimène, Agnès a elle aussi un jeune amant ingénu, Sascha (Luc Chandonnet), qui a beaucoup (trop) de succès auprès des jeunes filles et qui remet en question ses privilèges (c’est à la mode).

Contrairement à Agnès, ce Sascha aime les gens, et c’est sa sincérité – en plus de ses attributs physiques – qui séduira sa protégée. Mais ce phare dans la nuit ne brillera pas longtemps. Contrairement à d’autres adaptations – comme le film Alceste à bicyclette – où se pointe un certain espoir en l’humanité, Kricheldorf opte pour une misanthrope qui se complaît dans la noirceur.

PHOTO FRED TOUGAS, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE PROSPERO

Sylvie Drapeau incarne le personnage d’Agnès. Au-dessus d’elle, on aperçoit Nathalie Claude, dans le rôle énigmatique d’Élias.

L’adaptation québécoise de ce texte brillant de Rebekka Kricheldorf (Villa Dolorosa) est tout à fait réussie par Louis-Karl Tremblay, qui signe aussi la mise en scène. Une mise en espace fluide (la plupart du temps), assez minimaliste (avec quelques sacs à fèves pour tout mobilier), qui a souffert de quelques problèmes techniques aux éclairages mardi soir.

Sylvie Drapeau est très bien entourée. D’abord par Stéphanie Cardi, convaincante dans le rôle de sa fille Fanny ; par Félix Lahaye, dans le rôle de son fils Orlando, qui fait deux numéros de chant de haut vol ; et par Éric Bernier, dont le personnage d’Adrien, ex-amant d’Agnès, multiplie les contradictions et s’empêtre dans ses mensonges.

Seul bémol : la présence du personnage d’Élias (interprété par Nathalie Claude), sorte de bouffon-itinérant – qui habite chez Agnès et qui lui demeure fidèle – qui se définit comme un « penseur » et qui remet en question les motivations des personnages… Est-ce que cet Élias correspond au valet d’Alceste ? Difficile à dire, mais on n’a pas vu la valeur ajoutée de ce personnage énigmatique, qui s’intéresse beaucoup à l’étymologie des mots.

Il reste l’argument principal de Mademoiselle Agnès : toute vérité est-elle bonne à dire ? Ou faut-il, comme le dit le personnage de Fanny, conforter nos semblables de « mensonges philanthropes » pour que la société puisse fonctionner rondement ?

À vous de prendre position. Dans le monde factice qui nous entoure où le mensonge et l’hypocrisie sont rois, on peut comprendre la rage d’Agnès. On est même tenté de la suivre dans sa révolte (qui va bien au-delà de son rôle de critique, en fait). Mais alors, admettre qu’on vit dans ce monde sans espoir n’est pas moins angoissant…

Plus de sincérité sans recourir à l’arme nucléaire, on essaie ça ?

Mademoiselle Agnès

Mademoiselle Agnès

De Rebekka Kricheldorf. Adaptation et mise en scène de Louis-Karl Tremblay. Avec Sylvie Drapeau, Luc Chandonnet, Stéphanie Cardi, Éric Bernier, etc.

Au Prospero jusqu’au 15 octobre

8/10