Le dramaturge et metteur en scène Mani Soleymanlou, nouveau directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts, a devant lui un automne fort chargé. Discussion avec un artiste qui remet sans cesse son ouvrage sur le métier.

Pour lancer votre automne, vous avez décidé de présenter vos pièces Un, Deux et Trois rassemblées en un seul spectacle de quatre heures, avec 40 acteurs. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Comme nouveau directeur du Théâtre français du CNA, j’avais envie de me pencher sur ce qu’est exactement le théâtre français au Canada, voire de me demander si ce théâtre existe vraiment. Un, Deux, Trois reste une des meilleures façons de réfléchir à certains enjeux comme le fait français ou la diversité sur scène, car nous sommes 40 cerveaux à réfléchir autour de la table.

Ce ne sont pas les mêmes cerveaux que vous aviez rassemblés à la création de la pièce Trois, en 2014 ?

Non. En 2014, j’avais réuni 40 acteurs de Montréal. Cette fois, je suis allé frapper aux portes d’institutions théâtrales à Vancouver, Winnipeg, Sudbury, Moncton... J’ai tenté de monter une distribution qui soit la plus variée possible, qui corresponde le mieux au pays, à la francophonie et à l’époque.

Ce changement de distribution a-t-il impliqué un changement dans le texte ?

J’ai réécrit le texte au complet, en particulier pour Trois, car la thématique est intimement reliée aux artistes sur scène. Pour Un, le texte est relié à moi ; dans Deux, il concerne moi et Manu [l’acteur Emmanuel Schwartz]. Ces deux pièces ne sont plus les mêmes qu’à leur création, mais c’est encore plus vrai pour Trois, où les 40 artistes composent la matière première du texte. On a réfléchi ensemble à ce qui nous unit, ce qui nous divise. J’ai réécrit le texte en m’inspirant d’échanges, de rencontres, de verbatim...

PHOTO ULYSSE DEL DRAGO, FOURNIE PAR ORANGE NOYÉE

Mani Soleymanlou (au centre) entouré de la distribution originale de Trois, en 2014

Et qu’est-ce que ces nouveaux échanges vous ont inspiré ?

La pièce Trois a toujours traité de pluralité sur scène, mais j’ai réalisé que sur cette question, on n’est plus à la même place collectivement qu’en 2014. Je crois qu’il faut pousser plus loin la réflexion et se demander ce qu’on fait maintenant que l’autre est sur scène. Et cette réflexion ouvre la porte à plein d’autres sujets comme le rapport à l’autre et l’identité en général.

Aujourd’hui, la question identitaire est beaucoup plus complexe, plus dense. Ça ne se limite plus à savoir si tu es d’ici ou d’ailleurs. L’identité de genre est notamment plus présente.

Mani Soleymanlou

L’énergie apportée par les 40 interprètes, en particulier après deux années de solitude pandémique, permet aussi d’entrevoir autrement le dialogue collectif. On sort du concept « mon voisin, mon ennemi » parce que, un, il n’est pas d’ici ou, deux, il n’est pas masqué. Aujourd’hui, l’ennemi est tellement multiple que de se retrouver ensemble dans une salle pour réfléchir collectivement est un cadeau phénoménal.

La pièce sera présentée dans huit villes canadiennes. Cette tournée était importante pour vous ?

Oui. Je ne voulais pas que ça reste à Montréal et à Ottawa. C’est important d’aller dans les territoires, d’aller parler aux gens. On va voyager en bus et en avion à 40 ; c’est ça qui est thrillant. On ne sait pas quelles seront les réactions à Vancouver, à Toronto, en Acadie... On va pouvoir voir dans quoi on s’inscrit collectivement. D’ailleurs, est-ce que cette collectivité canadienne est un rêve ou est-ce qu’elle existe pour vrai ?

Cette pièce lance votre mandat au CNA. Comment s’inscrit-elle dans votre première programmation ?

Je voulais ouvrir mon mandat avec cette multiplicité de gens, de couleurs, d’accents. Pour le reste, la programmation s’est construite instinctivement. J’ai réalisé ensuite que dans chaque œuvre, que ce soit Aalaapi ou Cher Tchekhov, l’artiste est au centre de sa création. Et c’est vrai aussi pour la programmation hivernale qui sera dévoilée au début d’octobre. J’ai voulu dresser un portrait le plus juste possible de notre époque avec des gens qui la représentent bien, des gens que j’admire.

Quels sont vos autres projets théâtraux pour la saison qui vient ?

Il y a d’abord la pièce Mille que je mettrai en scène pour le Quat’Sous. C’est la première fois que je dirigerai une pièce qui ne part pas de mon univers. C’est Monique Spaziani qui est derrière ce projet écrit par mon ami Olivier Kemeid. Je suis heureux de mettre en scène une théâtralité de fiction. Ça va m’arriver plus souvent, je crois.

Vous serez aussi au TNM en mars pour Abraham Lincoln va au théâtre, de Larry Tremblay, dans une mise en scène de Catherine Vidal…

Ce projet m’excite beaucoup. J’ai un souvenir très vif de la première fois que j’ai vu cette pièce, montée par Claude Poissant. Tremblay a une écriture dense, un peu folle. C’est un texte extraordinaire.