Tandis que s’amorce dans quelques jours, aux Écuries ROYALMANIA, la première édition d’un festival de lutte-théâtre, gros plan sur ces deux arts vivants, qui montent de plus en plus souvent dans la même arène.

« C’est rendu intelligent d’être fan de lutte », blague à moitié Hilaire St-Laurent, auteur et co-metteur en scène d’Agamemnon in the Ring, une variation en alexandrins autour du récit de la guerre de Troie, plantée dans l’univers coloré, monstrueux, plus grand que nature de ce sport-spectacle.

Si avouer aimer la lutte n’est peut-être pas encore tout à fait le meilleur moyen d’asseoir sa crédibilité intellectuelle, il est désormais possible de faire cette confession sans se couvrir de ridicule. Après des années à vivre dans la honte, l’amateur de lutte ne correspond plus à la caricature d’enfant attardé à laquelle on l’a longtemps confiné.

Elisabeth Coulon-Lafleur, jusque-là néophyte en la matière, le constatait il y a quelques années grâce à un ex, lui-même fervent disciple de ce roman-savon sous suppléments protéinés.

« Je suis tombée amoureuse d’un lutteur qui sautait de la troisième corde avec un parapluie ! Et je me disais : “Quoi, il peut faire ça ? Sauter avec un parapluie !” Je n’en revenais pas ! Mais j’ai rapidement compris qu’une fois que tu acceptes la convention, tout est possible à la lutte », raconte la metteuse en scène et coautrice de Dick the Turd, une réécriture du Richard III de Shakespeare transplanté dans le décor de la FFL, la Fédération féodale de lutte.

La joute rhétorique

Agamemnon in the Ring et Dick the Turd sont les deux main events de ROYALMANIA, un festival de lutte-théâtre à la programmation duquel figurent aussi des tables rondes, des lectures publiques et des... soupers hot-dogs !

Pour Hilaire St-Laurent, la parenté entre la tragédie et la lutte est vite apparue aussi indéniable que le charisme de Dwayne The Rock Johnson.

« À la lutte, comme chez les Grecs et chez Racine, il y a l’idée de la joute rhétorique : là, je prends la parole et tu n’as pas le droit d’intervenir pendant que je fais défiler mon argumentaire et que je t’explique pourquoi tu mérites de te faire détruire », souligne le metteur en scène de ce spectacle dans lequel Agamemnon, un héros déchu qui a accroché ses bottines à la suite d’un ultime combat à WrestleMania –1080 (!), se laisse convaincre de remonter entre les câbles une dernière fois.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Hilaire St-Laurent et Elisabeth Coulon-Lafleur

Tractations de coulisses, jeux de pouvoir, tensions incessantes entre le bien et le mal : les parallèles entre l’histoire de Richard III et la lutte abondent. Ajoutez à ces points communs la minuscule place accordée aux femmes dans l’œuvre de Shakespeare, qui n’est pas sans rappeler les rôles méprisants, de faire-valoir ou de mijaurées, auxquels le ring a souvent relégué ses dames, une navrante tendance qui se renverse cependant depuis 10 ans.

« On n’avait pas le choix de parler de la misogynie latente du monde de la lutte », explique Elisabeth Coulon-Lafleur, en évoquant le Speaking Out Movement, une vague de dénonciations analogue au #moiaussi, qui a secoué le milieu en 2020. « Il y a aussi de grandes ressemblances entre la hiérarchie royale et celle de la WWE. » Ça ne s’invente pas : Vince McMahon, grand patron de la World Wrestling Entertainment, a démissionné en juillet sous le poids d’allégations d’inconduites sexuelles.

La catharsis

C’est dans le vestiaire du gym où il s’entraînait que l’intérêt pour la lutte renaît chez Robert Lepage, lui qui, enfant, admirait l’éloquent Édouard Carpentier, son préféré.

« Il y avait un gars que j’essayais d’éviter depuis un an, qui avait l’air d’une grosse brute, avec sa face méchante. Un jour, le gars en question, Marko Estrada, me dit [il prend une voix de colosse] : “Heille, Robert, j’aimerais ça que tu viennes me voir lutter samedi.” » Le metteur en scène apprenait bientôt à connaître « la gang de gars les plus doux, les moins violents au monde ».

« Ce qui m’a intéressé dans la lutte, c’est l’idée de catharsis », observe celui qui a assisté il y a quelques semaines à un gala de la WWE au Centre Vidéotron. « Les gens vont là pour huer, crier, les personnages représentent des valeurs de société. Mais il y a une admission que c’est du théâtre. On suspend tous notre incrédulité pendant deux, trois heures, et on fait tous semblant que c’est vrai. »

La lutte, c’est un rituel : on entre en transe, on évacue collectivement, on exprime en groupe nos idéaux. Et je suis jaloux, parce que c’est ce qu’était le théâtre avant que le quatrième mur se mette à épaissir, au point où aujourd’hui, on s’attend à ce que le spectateur ne réagisse pas, si ce n’est pour rire.

Robert Lepage

Il était tout naturel que le Diamant, cofondé à Québec par Lepage, présente des galas de la North Shore Pro Wrestling. La lutte, grand niveleur social, rassemble dans cette prestigieuse salle « des tripeux, des théâtreux », mais aussi des plus démunis, « des gens qui pensent que le Diamant, voire la Haute Ville, leur est interdit ».

Le pouvoir de s’allier

Comme Hulk Hogan et Macho Man à la belle époque, les équipes d’Agamemnon in the Ring et de Dick the Turd s’allient dans un même festival contre tous ces snobs qui pourraient douter de la pertinence de s’intéresser sérieusement à quelque chose d’aussi caricatural, et parfois grotesque, que la lutte, mais également afin d’ouvrir le théâtre à qui ne le fréquente pas habituellement. Les deux pièces contiennent d’ailleurs de véritables séquences de lutte chorégraphiées sous la supervision de professionnels, dont... Marko Estrada !

Et ce public, Elisabeth Coulon-Lafleur l’espère aussi participatif que dans un authentique évènement de sous-sol d’église. Sera-t-il possible de gueuler « This is awesome ! » ou « On s’en câlice ! » (des formules scandées par les fans pour manifester leur enthousiasme ou son contraire) pendant Dick the Turd, sans être escorté vers le hall ? Elle éclate de rire. « Ah mon dieu, s’il vous plaît, oui. Sortez vos cellulaires, applaudissez, criez ! »

La metteuse en scène rêve d’entendre s’élever parmi cette foule la grosse voix d’un spectateur en particulier. « C’est sûr que si Kevin Owens [lutteur québécois de la WWE] voulait venir faire un tour, on lui trouverait un billet de faveur. »

ROYALMANIA au Théâtre Aux Écuries du 6 au 24 septembre. Gala de la NSPW, le 19 novembre au Diamant de Québec.

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