À quelques jours de la création de la 32pièce de Michel Tremblay, Cher Tchekhov, au Théâtre du Nouveau Monde, ce mardi soir, La Presse a rencontré le célèbre auteur avec le comédien Gilles Renaud. Entrevue croisée avec deux représentants de la génération lyrique qui travaillent ensemble depuis un demi-siècle.

Vous êtes arrivés dans le paysage théâtral à l’époque où la dramaturgie québécoise explosait littéralement de partout. Avec la création des pièces de Jean-Claude Germain, Réjean Ducharme, Claude Gauvreau, Michel Garneau, Yves Sauvageau. Et, bien sûr, la bombe des Belles-Sœurs, en août 1968. Parlez-nous de cette période.

Gilles Renaud : Pour un jeune acteur, c’était la découverte et la grande aventure. Durant mes années à l’École nationale de théâtre [de 1964 à 1967], je n’ai jamais travaillé un seul texte québécois. On étudiait des auteurs classiques français ou étrangers. Aucun d’ici. Il y avait seulement Marcel Sabourin, qui nous enseignait l’improvisation en québécois. J’ai commencé à jouer du théâtre québécois en sortant de l’École, avec Les enfants de Chénier, au Théâtre d’Aujourd’hui. Anecdote : la comédienne Odette Gagnon jouait dans Les Belles-Sœurs et dans Les enfants de Chénier… le même soir ! Elle partait du Rideau Vert à la fin des Belles-Sœurs et arrivait en taxi, avenue Papineau, juste à temps pour la deuxième partie du spectacle de Jean-Claude Germain.

Michel Tremblay : On fait aussi partie d’un groupe d’artistes amateurs ou semi-professionnels qui sont devenus professionnels tous en même temps. De la génération lyrique, celle née entre 1940 et 1945, qui a ouvert la voie aux baby-boomers. On était des défonceurs de portes, car il fallait forcément plonger dans le vide pour se découvrir soi-même, parce qu’on avait toujours ignoré qui on était. Une fois les portes grandes ouvertes, les jeunes ont pu prendre leur place dans la société. Et proposer de nouvelles formes, plus lyriques. Le lyrisme a aussi permis, à notre génération, de briser les conventions, les règles, pour s’éloigner du réalisme des Dubé, Gélinas, Loranger au théâtre.

Parmi les actrices québécoises, Rita Lafontaine était vue comme la muse de Tremblay. Diriez-vous que Gilles Renaud est l’équivalent chez les acteurs ?

Michel Tremblay : Absolument. C’est normal de s’entourer de gens qu’on aime et avec qui on a envie de travailler. Il faut être sur la même longueur d’onde. Quand j’ai connu Gilles, il me faisait peur ! Il était très « gars gars », rock’n’roll ! Il me faisait penser aux gars « tough » de 9année qui terrorisaient les petits de la 6e. Je l’ai vraiment connu avec Hosanna. Et j’ai découvert un homme sensible et un acteur aventurier. Gilles ne craint pas de prendre des risques. Il y a 50 ans, un acteur straight qui acceptait d’interpréter – sans aucune réticence, sans poser de questions – un personnage homosexuel et en couple au théâtre, c’était assez courageux…

Avez-vous craint pour la suite de votre carrière d’être identifié comme acteur homosexuel ?

Gilles Renaud : Non. Jamais. Je ne connaissais pas le milieu homosexuel à l’époque, mais j’aimais beaucoup [André] Brassard, le comédien Jean Archambault, avec qui j’avais joué dans Lysistrata en 1969, et le concepteur François Laplante. Je leur faisais confiance. Ils m’ont déniaisé. Ils m’ont sorti au centre-ville pour voir des shows de travestis au cabaret PJ’s. Et aussi dans un bar de cuir, au Bud’s, rue Stanley. J’ai vu les deux extrêmes de la communauté. Des folles en talons hauts, pis des gars en uniformes, costauds comme des joueurs de hockey ! Mais Cuirette, ça reste surtout un bon rôle. Celui qui a lancé ma carrière. Après Hosanna, je suis sorti de l’underground montréalais pour devenir un acteur important du milieu.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Gilles Renaud et Michel Tremblay

Vous faites aussi partie d’une génération d’artistes associés à la question nationale, à l’indépendance du Québec. Est-ce encore le cas ?

Gilles Renaud : Oui, je suis encore indépendantiste. Et je vais l’être jusqu’à ma mort. Je vote toujours pour le PQ parce que c’est le seul parti ouvertement souverainiste.

Michel Tremblay : Moi aussi, même si parfois, j’ai l’impression qu’on nous voit comme des dinosaures… Je rêve encore de voir le peuple québécois officiellement reconnu comme représentant officiel de la langue française en Amérique du Nord. Parce que le Québec est différent du reste du continent.

Gilles Renaud : À mes yeux, Michel [Tremblay] a été aussi important pour l’identité québécoise que René Lévesque.

Michel Tremblay : Eh bo-boy ! (rires)

Gilles Renaud : Il n’y a pas de bo-boy. Je le pense vraiment. Des artistes comme Félix Leclerc, Gilles Vigneault, Robert Charlebois et toi, vous avez fait autant pour le Québec que les personnalités politiques. La culture a joué un rôle important dans la création du Québec actuel. Quand j’allais à Paris il y a 40, 50 ans, on riait de notre accent. L’an passé, j’ai joué un personnage très québécois, avec un fort accent, dans une pièce de Wajdi Mouawad, au Théâtre de La Colline, et tout le monde trouvait ça formidable ! Qu’est-ce qui a permis aux mentalités de changer ? Ce n’est pas René Lévesque ni Pauline Marois. C’est la culture, nos pièces, nos auteurs, nos chanteurs québécois.

Michel Tremblay : Les Français se sont mis à écouter les Québécois à partir du moment où on leur a parlé de nous. Dans les années 50 et 60, les compagnies québécoises allaient en France jouer du Molière ou du Marivaux. Pour prouver aux Européens qu’on pouvait bien jouer leurs classiques.

Albertine, Germaine, Marie-Lou, Carmen et les autres. Le théâtre de Tremblay est lié aux femmes, aux personnages féminins. On parle moins de ses personnages masculins. Quelles sont leurs caractéristiques ?

Gilles Renaud : Ils sont tous très sensibles. Mais leur grande sensibilité masque une profonde colère. Quelque chose qui bout à l’intérieur.

Michel Tremblay : Ces hommes se permettent d’exprimer leur rage parce qu’ils sont au théâtre. Dans la vie, ils se retiendraient. Ces hommes ont été élevés en se faisant dire qu’un homme, ça ne pleure pas, et ça ne parle jamais de ses émotions.

Gilles Renaud : Au fond, Léopold, Gabriel, Alex ressemblent à mon père. Durant toute sa vie, il ne m’a jamais dit une fois « je t’aime ». Il m’appelait son « braillard », parce qu’enfant, je pleurais tout le temps. J’étais un garçon très sensible, qui n’aimait pas le hockey et le sport. Quand mon père est mort, j’avais 35 ans. Les gars d’la shop où papa travaillait sont venus au salon. Je suis descendu leur parler au fumoir. Ils savaient tout de ma carrière. Les études et les rôles au théâtre, mes voyages en Europe, mes tournées… Mon père leur parlait tout le temps de moi ! J’ai appris au salon funéraire qu’il avait toujours été fier de son fils.

Le parcours de Gilles Renaud lié à Tremblay

De Cuirette à Jean-Marc, en passant par Gabriel et Léopold, Gilles Renaud a joué sous la direction d’André Brassard tous les grands personnages masculins du théâtre de Michel Tremblay. Sans compter les reprises, les lectures (En circuit fermé), les films (Il était une fois dans l’Est) et les téléfilms signés par l’auteur des Belles-Sœurs. Survol d’un demi-siècle en 10 dates.

Bonbons assortis, 2006

PHOTO SUZANE O’NEILL, FOURNIE PAR LE RIDEAU VERT

Rita Lafontaine, en Nana, et Gilles Renaud, dans le rôle de l’auteur enfant, dans la création de Bonbons assortis en 2006.

Gilles Renaud joue le narrateur aux côtés de Nana, incarnée par Rita Lafontaine. Création au Théâtre du Rideau Vert à Montréal.

Messe solennelle pour une pleine lune d’été, 1996

Gilles Renaud jouait aussi avec Michel Dumont, Sylvie Léonard et sa femme, Louise Turcot, dans cette pièce opératique de Tremblay, présentée chez Duceppe.

La maison suspendue, 1990

Gilles Renaud incarne le personnage de Jean-Marc. Créé chez Duceppe avec Rita Lafontaine, Yves Desgagnés, Michel Poirier, Jean-Louis Millette, Denise Gagnon et Élise Guilbault.

Le vrai monde ?, 1987

PHOTO RENÉ BINET, FOURNIE PAR LE RIDEAU VERT

Gilles Renaud en 1987 dans Le vrai monde ?, de Michel Tremblay, au Rideau Vert

Il a créé le personnage d’Alex 1 au Rideau Vert et au CNA, alors que son double est joué par Raymond Bouchard.

Le cœur découvert, 1986

PHOTO TIRÉE D’IMDB

Le cœur découvert. Gilles Renaud interprète le personnage de Jean-Marc, aux côtés de Michel Poirier (Mathieu) en 1986.

Gilles Renaud incarne encore une fois Jean-Marc, aux côtés de Michel Poirier, dans le film de Jean-Yves Laforce. L’œuvre deviendra en 2003 une série télé diffusée à Radio-Canada.

Les anciennes odeurs, 1981

Il joue pour la première fois sur les planches le personnage de Jean-Marc, l’alter ego de Tremblay. Aux côtés d’Hubert Gagnon. Création au Quat’Sous.

À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, 1979

Renaud reprend le rôle de Léopold dans la tournée européenne d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, en compagnie de Monique Mercure (Marie-Louise), Rita Lafontaine (Manon) et Sophie Clément (Carmen).

Bonjour, là, bonjour, 1974

À 30 ans, Renaud incarne le père dans la pièce Bonjour, là, bonjour au Théâtre Maisonneuve et au Palais Montcalm. Il reprendra ce rôle… 44 ans plus tard au Théâtre Denise-Pelletier, dans la mise en scène de Claude Poissant.

Hosanna, 1973

PHOTO FOURNIE PAR LE THÉÂTRE QUAT’SOUS

Jean Archambault (à gauche) et Gilles Renaud sur la scène du Quat’Sous, pour la création de Hosanna, de Michel Tremblay, il y a 49 ans presque jour pour jour.

Naissance du personnage iconique de Cuirette. Avec Jean Archambault en Hosanna. Écrite en 1971, la pièce est créée le 10 mai 1973, au Quat’Sous à Montréal.

Lysistrata, 1969

Deux ans après sa sortie de l’École nationale de théâtre, Gilles Renaud travaille pour la première fois avec le tandem Tremblay et Brassard. Le metteur en scène lui demande de jouer dans leur adaptation de Lysistrata. Un méga-spectacle mettant en vedette Denise Filiatrault, avec 38 interprètes. La pièce inaugure le théâtre du Centre national des arts à Ottawa, en juin 1969, avant d’être présentée à Montréal avec le TNM.

Cher Tchekhov

Au Québec, la création d’un nouveau texte de Michel Tremblay est toujours un évènement. La production au Théâtre du Nouveau Monde de la 32pièce de l’auteur, mise en scène par Serge Denoncourt, ne fait pas exception. Autour de Gilles Renaud, on retrouve une distribution de haut vol : Anne-Marie Cadieux, Henri Chassé, Maude Guérin, Patrick Hivon, Hubert Proulx, Isabelle Vincent et Mikhail Ahooja.

Cher Tchekhov est tiré du roman Le cœur en bandoulière. Tremblay renoue avec son personnage alter ego, Jean-Marc (joué par Renaud). Au début de la pièce, Jean-Marc sort d’un fond de tiroir un texte inédit qu’il fera revivre sous nos yeux. L’histoire met en scène une famille d’artistes, lors d’un souper à la maison de campagne de Benoît, un auteur de théâtre à succès, paralysé par le doute depuis que sa dernière pièce a été descendue en flammes par la critique.

Parmi les invités, il y a Claire (Anne-Marie Cadieux), la sœur aînée, star adulée du public au Québec. Celle-ci va arriver à l’improviste avec son nouveau chum, un jeune critique de théâtre qui a varlopé la pièce de Benoît. Il y a aussi Laurent, le copain de Benoît, et tout le reste de la fratrie. Cher Tchekhov aborde des thèmes chers à Tremblay autour de la place de l’art et du théâtre dans la société, de l’amour et de la jalousie dans la famille. Sans oublier la question à 6 millions : « Quand un artiste cesse-t-il d’être en phase avec son époque ? »

À noter, la directrice du TNM, Lorraine Pintal, animera un entretien avec Gilles Renaud pour parler de son parcours fascinant à travers l’œuvre de Michel Tremblay, et aussi de Tchekhov. Lundi 9 mai au TNM, de 13 h 30 à 15 h 30.

Cher Tchekhov. De Michel Tremblay. Mise en scène de Serge Denoncourt. Du 3 au 28 mai.

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