Anne, Annie, Annushka… Elle porte tous ces noms sans que jamais on ne la voie. De fait, rarement une absente aura-t-elle pris une si grande place que dans Atteintes à sa vie, pièce majeure du dramaturge britannique Martin Crimp, présentée avec panache à l’Usine C en première québécoise.

Sur une scène dénudée, quatre acteurs au verbe agile. Ensemble, ils imaginent le passé, le présent et le futur d’une femme aux contours flous. Anne. Tantôt voyageuse au long cours, tantôt terroriste, vedette de porno ou même marque de voiture, Anne revêt les atours que ces quatre affabulateurs veulent bien lui donner.

Où est la vérité, où est le mensonge ? Impossible de le dire. Et c’est dans cette incertitude prégnante que sera laissé le public tout au long de ce spectacle visuellement exceptionnel, mais ô combien déstabilisant pour qui cherche un fil rouge auquel se raccrocher.

Car Martin Crimp – et avec lui, le metteur en scène Philippe Cyr – ne fournit pas de clés pour mieux comprendre ce monstre de texte. Il nous laisse la tête pleine de doutes, avec l’impression d’être parfois largué par ce qui se passe sur scène. Qu’importe. Qui peut se targuer de comprendre réellement le monde dans lequel on évolue, en particulier à l’ère des réseaux sociaux, qui crachent leurs fausses vérités et leur propagande guerrière ?

Véritable exercice de style au formalisme pleinement assumé, Atteintes à sa vie fait partie de ces expériences qui font appel aux sens plus qu’à l’intellect.

Et ici, les sens sont servis. D’abord par les magistrales interprétations des quatre acteurs choisis pour tisser cette toile impitoyable : Karine Gonthier-Hyndman, Ève Pressault, Maxime Genois et Iannicko N’Doua. Ils portent cette partition olympique à bras le corps, sans jamais fléchir. Dirigés avec une redoutable efficacité par Philippe Cyr, ils arrivent à rendre aussi accessibles que possible ces répliques tourbillonnantes.

Le metteur en scène Philippe Cyr n’a d’ailleurs jamais craint de s’attaquer à des projets titanesques. À preuve : c’est à lui qu’on doit la mise en scène du colossal spectacle J’aime Hydro. Ici, il arrive à faire cohabiter beauté et laideur, dans un effet de contraste des plus réussis. Souvent, les sourires cèdent la place à l’effroi… et les mots les plus terribles sont prononcés dans un espace scénique chatoyant.

PHOTO DANIEL HUOT, FOURNIE PAR L’USINE C

Les éclairages de Cédric Delorme-Bouchard ajoutent une touche de beauté à ce spectacle visuellement très réussi.

Philippe Cyr a de plus convié sur scène deux artistes invités, la chanteuse Camille Poliquin et le danseur Gerard X Reyes, pour des numéros très réussis, qui offrent un peu de répit aux spectateurs déroutés par ce spectacle hors norme.

Le metteur en scène osera même, en cette époque pandémique où « l’autre » représente souvent le danger, faire jouer ses acteurs au plus près du public. Les yeux rivés dans ceux des spectateurs, ils parleront d’Anne encore et toujours, avec une impudeur qui glace le sang.

Finalement, la beauté visuelle de cette production finit par l’emporter sur l’horreur des mots écrits par Crimp, en particulier grâce à la scénographie spectaculaire d’Étienne René-Contant et aux éclairages très inspirés de Cédric Delorme-Bouchard. Ensemble, ils ont conçu un écrin lumineux pour une pièce aux recoins sombres. Très sombres.

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Atteintes à sa vie

Atteintes à sa vie

De Martin Crimp. Mise en scène de Philippe Cyr. Avec Karine Gonthier-Hyndman, Ève Pressault, Maxime Genois et Iannicko N’Doua.

À l’Usine C., Jusqu’au 30 avril 2022.

8/10