Le dramaturge François Archambault (La société des loisirs, Tu te souviendras de moi) présente sa nouvelle pièce, Pétrole, dans une mise en scène d’Édith Patenaude jusqu’au 14 mai chez Duceppe. Une « fiction documentée » à propos de scientifiques américains qui se sont intéressés au réchauffement climatique à la fin des années 70. Une œuvre on ne peut plus dans l’air du temps, alors qu’un nouveau rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a été rendu public et que le projet pétrolier Bay du Nord vient d’obtenir l’aval du gouvernement fédéral.

Marc Cassivi : On lit ta pièce, avec des personnages qui sont campés surtout dans les années 70, et ce qui est un peu déprimant, c’est qu’on a l’impression qu’ils auraient pu tenir le même discours sur les changements climatiques aujourd’hui…

François Archambault : Surtout avec le rapport du GIEC qui vient d’être rendu public ! Il y a des choses que j’entends, que je lis, et je me dis : mon Dieu ! C’est texto comme dans la pièce. C’est drôle parce que lorsque j’ai commencé à faire des recherches, puis à m’intéresser au sujet, je cherchais justement une façon de ne pas être trop déprimant ou accablant. Quand je suis tombé sur un dossier du New York Times, qui racontait comment les premiers scientifiques et activistes se sont intéressés à ça dans les années 70, je trouvais qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans le pas de recul. Le ciel était moins bas, et comme auteur, il y avait là pour moi une bouffée d’air frais. Le problème est simple à comprendre, mais la solution est extrêmement complexe à appliquer. Parce que ça demande un changement de plein de paradigmes dans nos vies. Avoir 40 ans pour faire la transition, ça n’aurait pas été un luxe !

M. C. : En effet…

F. A. : Si on avait commencé à ce moment-là, peut-être qu’aujourd’hui, on se dirait que ça n’a pas été facile, mais qu’on a réussi à le faire en douceur. Alors qu’on est pris à le faire à vitesse grand V et c’est ça qui est vertigineux. Le consensus scientifique est assez clair depuis longtemps et il s’est fait très rapidement. Pourquoi on a attendu aussi longtemps et pourquoi on continue d’attendre ? Les émissions [de gaz à effet de serre] continuent d’augmenter. On n’a même pas encore entrepris le ralentissement. On a trois ans pour arriver à faire plafonner les émissions, et après, il faut les faire diminuer de 40 %.

M. C. : C’est ça qui est déprimant. Tu l’écris dans la pièce : on fonce vers un mur, la collision semble inévitable et normalement, on devrait freiner ou tenter un coup de volant, mais on ne fait à peu près rien sinon appuyer sur l’accélérateur.

F. A. : Étant donné que l’économie repose sur la croissance, on est dans une dynamique où il faut tout le temps faire plus d’argent et la consommation d’énergie est exponentielle. Dans les années 80, les pays émergents n’étaient pas encore à notre niveau de vie, mais ils aspiraient à l’atteindre. Si tout le monde se met à vivre au rythme nord-américain, c’est la catastrophe. Ici, on n’a pas les infrastructures pour favoriser le transport collectif. L’Amérique du Nord est à peu près l’un des pires endroits sur le plan des émissions et c’est beaucoup à cause du transport. [Le Canada est le quatrième émetteur de CO2 de la planète, par habitant.]

M. C. : En cherchant des articles cette semaine, je suis tombé sur un vieux numéro de L’actualité qui date de mars 1989. La page couverture est consacrée à un dossier sur le réchauffement climatique. On lève des drapeaux depuis longtemps, et ça ne fait pas tellement bouger les choses. C’est au cœur de ta pièce, cette inaction.

F. A. : Le lobby du pétrole est assez puissant. On le voit en ce moment. Cette décision [du gouvernement Trudeau] est dommageable pour la planète, mais elle l’est aussi pour le moral et la santé mentale de nos jeunes. Et ça me met, moi aussi, en colère. Je ne peux pas croire que [Steven] Guilbeault n’est pas conscient du cynisme que sa décision engendre. Je ne sais pas comment tes enfants ont réagi à l’annonce du projet de Bay du Nord, mais les miens sont en colère.

Mon fils y est allé d’un spontané : « Bon, ça y est, on est foutus ! » Ma fille, elle, dit que c’est impossible de se projeter plus loin que l’âge de 30 ans. C’est dur à entendre comme parent. Et c’est difficile d’arriver à les convaincre qu’il faut garder espoir quand une décision aussi insensée vient d’être rendue, deux jours après la publication du nouveau rapport du GIEC.

François Archambault

M. C. : Et au Québec, il y a le ministre Charette qui prétend qu’il est impossible d’en faire plus… Quand tu as décidé d’aborder cette question, c’était pour « ajouter ta voix au concert de cigales », comme tu l’écris dans la pièce ?

F. A. : Quand j’ai commencé à écrire là-dessus en 2018, il y avait un momentum. Greta Thunberg venait de s’installer devant le parlement suédois. Il y avait quelque chose dans l’air du temps. J’avais envie d’écrire quelque chose sur le changement. Est-ce qu’on peut changer les choses de l’intérieur ? Il y a [l’ex-ministre français] Nicolas Hulot qui a démissionné en direct pendant une émission de radio. Ça m’a profondément troublé de voir l’impact psychologique sur quelqu’un qui était justement dans la dynamique du personnage que je voulais inventer. C’est-à-dire qu’il est à l’intérieur de la machine, il veut changer les choses, il pense qu’il est capable, il a la crédibilité et la force pour le faire, mais il se heurte à la machine. À un moment donné, il faut qu’il sorte de là parce que non seulement ça ne marche pas, mais comme ministre de la Transition écologique, il donne l’impression qu’on fait les bonnes choses.

M. C. : Il sert de caution au gouvernement.

F. A. : Il ne pouvait pas vivre avec ça, alors il a démissionné. Ce qui m’a fasciné, c’est qu’on avait vraiment l’impression que sa décision se prenait en direct. Il y avait des caméras dans le studio et je me souviens de son état physique. Il avait des tics, son œil sautait, on sentait le combat intérieur. Ça m’a beaucoup marqué et c’est la charge émotive qui m’a habité pendant l’écriture.

M. C. : Tu parles dans la pièce de ces scientifiques qui peut-être n’ont pas su vulgariser leurs découvertes au départ. Et qui auraient eu intérêt à s’adresser un peu plus à l’affect et aux émotions. Il y a le président de la pétrolière qui dit l’expression « effet de serre », il trouve ça enveloppant et rassurant, alors que le trou dans la couche d’ozone, ça, ça fait peur ! Comme les pluies acides. Ça donne plus l’impression qu’on va se brûler…

F. A. : Certains ont eu cette réflexion et ce questionnement : est-ce qu’on a pris la mauvaise image, la mauvaise façon de présenter les choses ? Ce qui a beaucoup joué contre la lutte contre les changements climatiques, c’est qu’on avait l’impression en 1980 d’avoir beaucoup de temps pour y faire face. C’était loin 2030, avant de peut-être franchir le point de bascule.

M. C. : Ces scientifiques n’ont peut-être pas utilisé la bonne étiquette, mais il y a surtout une population qui préfère vivre dans le déni.

F. A. : Oui, et dans le moment présent. C’est difficile de se projeter dans un avenir où on n’est même pas présent. De faire des sacrifices maintenant pour des choses qui vont se passer dans un avenir qu’on ne connaîtra pas. Ça prend un pouvoir d’imagination pour se dire que ses enfants ou ses petits-enfants vont vivre quelque chose d’aussi difficile. L’ironie de tout ça, c’est que nous sommes assez épargnés. Ce sont les pays en voie de développement qui ont le plus gros des dommages, les sécheresses et tout ça, et ce ne sont pas eux qui émettent le plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. La question que je me pose, c’est : est-ce qu’on a juste la capacité d’agir quand on a les pieds dans la merde ?

M. C. : Avais-tu une crainte, en abordant ces questions-là, ou d’avoir l’air prêchi-prêcha, ou de faire une œuvre à thèse ?

F. A. : Oui, bien sûr ! J’aime que l’art questionne. Pour moi, c’est une façon de réfléchir. Quand j’écris une pièce de théâtre, je n’ai pas les réponses. J’essaie de mettre des personnages qui ont des opinions différentes, des façons de vivre différentes, en opposition. Mais je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup quand ça devient trop militant ou culpabilisant envers les gens. On ne peut pas porter seuls la responsabilité de tout ça. C’est quelque chose qui est collectif. Mais c’est surtout quelque chose qui appartient aux dirigeants. Notre responsabilité en tant que citoyens, c’est de mettre de la pression sur eux pour que les choses se fassent.

M. C. : Avec le rapport du GIEC, le projet de Bay du Nord, les bouleversements géopolitiques causés par l’invasion de l’Ukraine, notamment sur l’approvisionnement en hydrocarbures, le timing de ta pièce n’aurait pas pu être meilleur…

F. A. : L’actualité m’a rejoint. C’est un peu malheureux.

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