Didier Lucien et Sharon James jouent chez Duceppe dans une pièce qui recrée l’ultime soirée de Martin Luther King, avant son assassinat à Memphis. Une allégorie autour de sa vie et son combat. Un face-à-face touchant et plein d’humour, entre une mystérieuse femme de chambre et un monument de l’histoire.

Pour un acteur qui doute énormément à chaque nouveau rôle, Didier Lucien a dû ressentir un vertige quand Duceppe lui a proposé de jouer Martin Luther King Jr, le célèbre militant des droits civiques, qui s’est battu contre les inégalités sociales et raciales dans les années 1960.

Au départ, c’était vertigineux, en effet. J’ai 55 ans. Il n’y a rien que j’ai joué avant qui avait ce niveau de difficulté dans le jeu. Il y a tellement de détails, de couches, de ruptures de ton dans ce texte. C’est toute une partition !

Le comédien Didier Lucien

Or, quand l’acteur a commencé à répéter, il a vite compris qu’il s’agissait d’une fantaisie autour de la figure de King. « Je ne joue pas l’homme, sa vie réelle, mais une situation, une fiction, poursuit le comédien. Je l’aborde comme un personnage du répertoire, un grand rôle de Shakespeare. Si j’avais eu à reproduire les grands moments de sa vie, ça aurait été une autre histoire. »

Sa partenaire de jeu, Sharon James, remarque aussi que, parmi les nombreux acteurs qui ont joué le rôle (dont Samuel L. Jackson, à New York, en 2012), « c’est toujours un casting très différent d’une production à l’autre. Et aucun comédien n’essaie de ressembler au pasteur King ».

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Le comédien Didier Lucien

La dernière nuit

Depuis sa création à Londres en 2009 (dans une salle de 65 places !), la pièce a connu un énorme succès. Pour sa production chez Duceppe, le texte de Katori Hall a été traduit par Edith Kabuya, et la mise en scène sera assurée par Catherine Vidal.

L’argument se résume ainsi. Le soir du 3 avril 1968, Martin Luther King est seul dans sa chambre du Lorraine Motel à Memphis. Fatigué, il tente en vain d’écrire un discours, lorsque Camae, une femme de chambre au franc-parler, lui apporte le café qu’il a commandé. Le duo s’engage alors dans une surprenante discussion. Quelques heures avant sa mort, le pasteur sera confronté dans ses valeurs, ses croyances ; allant jusqu’à douter du sexe de Dieu ?!

Et si la grande Histoire cachait nos petits désordres intimes ? C’est l’une des questions que pose Hall dans la pièce qu’elle a écrite à 28 ans.

Elle est depuis une auteure couronnée de succès, tant à Broadway (TINA : The Tina Turner Musical) qu’à Hollywood (la série P-Valley, sur Crave). Au sommet de la montagne met en scène un Martin Luther King préoccupé par l’avenir de son peuple, mais aussi par des soucis assez bénins. Il se demandera, entre autres, s’il doit couper ou garder sa moustache ; il se désole d’avoir oublié de se brosser les dents avant un discours historique ; ou de sentir des pieds…

« C’est un acte d’humilité finalement, estime Sharon James. Katori Hall aimerait que sa pièce soit un appel à l’action individuelle. Pour tous ! Pas besoin d’être sur un piédestal avant de changer les choses. Peu importe ton rang social, tes actions finiront par parler pour toi. En luttant pour les droits civiques, King ne pensait pas à son destin. Il se battait pour ses convictions. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

La comédienne Sharon James

Chemins croisés ?

Dans la pièce, King, le pacifique, aborde le sort d’un autre militant assassiné à 39 ans, comme lui. « Malcolm X avait choisi des moyens très différents, plus radicaux, pour mener le même combat pour l’égalité des races. Mais avec le recul, on réalise que leurs chemins s’entrecroisent, leurs actions convergent », avance Sharon James.

À mon avis, il n’y a pas une bonne et une mauvaise voie. Ça prend les deux. Parfois, il faut revendiquer plus fort. Comme avec le mouvement Black Lives Matter après le meurtre de George Floyd.

La comédienne Sharon James

Dans Au sommet de la montagne, King dit aussi à Camae (la femme de chambre) qu’au fond, les humains, peu importe leur race, sont tous les mêmes.

— « C’est quoi, la chose qu’on a en commun ? » réplique-t-elle.

« La peur. On a tous peur. Peur de l’autre. Peur de nous-même. De perdre quelque chose. La peur nous rend humains. » Toutefois, la peur nous rend en même temps monstrueux, reconnaît King, plus tard, en pensant aux menaces de mort, qui font partie de son quotidien.

Nous posons la question aux comédiens. La peur fait-elle partie de votre quotidien ?

« Encore aujourd’hui en Occident, il y a une grosse différence entre les personnes racisées, marginalisées (pas juste les Noirs !) et les Blancs, répond Didier Lucien. Depuis ma jeunesse, ce sentiment de vulnérabilité, d’insécurité, je le ressens en marchant dans la rue, en croisant des gens en position d’autorité, en voyageant dans d’autres pays. »

« Contrairement à toi, Didier, rétorque Sharon James, je ne vis pas avec cette insécurité. Je suis bien consciente de la discrimination, du racisme systémique ; mais je ne le ressens pas de la même façon. Ma perception a sans doute été modelée par ma famille, mon éducation, mon entourage…

— Et parce que tu es une femme. Pour un gars, ce n’est pas la même chose. L’homme noir est encore perçu comme un agresseur. D’où ces regards de haine, de dégoût, portés sur nous, qui persistent 54 ans après la mort de King. Car la différence fait peur. C’est le message de la pièce. »

Chez Duceppe du 23 février au 26 mars