(Montréal) Quand l’artiste multidisciplinaire Audrey-Anne Bouchard a commencé à concevoir son spectacle Camille : un rendez-vous au-delà du visuel, elle voulait que ce mélange de danse et de théâtre soit accessible à tous, y compris à ceux qui ne peuvent pas voir.

« On ne fait pas les mêmes choix lorsqu’on voit ou on ne voit pas quelque chose, dit-elle. Cette idée d’un langage différent m’a inspirée. »

Audrey-Anne Bouchard est elle-même atteinte d’une cécité partielle. Pour elle, adopter un langage différent signifie de faire vivre une expérience théâtrale aux malvoyants par l’entremise du toucher, de l’odorat et de l’ouïe.

Cinq ans plus tard, elle a présenté ce spectacle près de 40 fois dans toute la province. Audrey-Anne Bouchard est fière d’avoir contribué à rendre l’art plus accessible. Et ses efforts ont été récompensés. Le mois dernier, Alter Go, un organisme montréalais défendant l’accessibilité pour tous, lui a remis son prix annuel, disant qu’elle avait révolutionné le monde de la création artistique et théâtrale.

Camille est un spectacle immersif joué devant six personnes à la fois. Elles sont assises sur la scène, entourées par des comédiens qui racontent les mésaventures du personnage principal à la suite du départ de son amie d’enfance Camille.

L’idée était d’amener l’auditoire vers un voyage. C’est une expérience multisensorielle au cours de laquelle nous invitons les gens à écouter, à interagir avec des objets et des odeurs.

Audrey-Anne Bouchard

La COVID-19 et les restrictions sanitaires l’ont contrainte à apporter des modifications. Dans la version prépandémie, les comédiens pouvaient danser avec chacun des spectateurs plutôt que décrire ce qui se déroulait. Dans la dernière version, les spectateurs restent assis. Les seuls contacts avec les comédiens le sont par l’entremise d’un objet, comme un parapluie.

Audrey-Anne Bouchard est atteinte de cécité depuis l’âge de 16 ans. Quand elle a commencé à réfléchir au concept du spectacle en 2016, elle a porté une cagoule lui bouchant les yeux. « Si on crée un spectacle pour les malvoyants, il faut s’aveugler, souligne la créatrice. On n’en crée pas pour être vu, mais pour être senti. »

Camille a été présenté une première fois en 2019. La pièce a été subventionnée par le Conseil des arts du Canada et celui de Montréal, ce qui lui a permis d’être gratuitement à l’affiche de nombreuses maisons de la culture.

Samedi sera la dernière représentation jusqu’au printemps.

La pièce est aussi offerte à ceux qui ne souffrent pas de handicap visuel, mais ils doivent porter des bandeaux sur les yeux pendant toute la présentation.

Selon Audrey-Anne Bouchard, le Québec est favorable à rendre l’art plus accessible et elle compte pousser plus loin cet engouement. Elle prépare un deuxième spectacle en collaboration avec d’autres artistes malvoyants.

« Dans Camille, j’étais la seule qui était visuellement handicapée, dit-elle. C’est important pour moi, dans mon développement, de collaborer avec d’autres artistes malvoyants qui ont vécu d’autres expériences. C’est mon prochain défi ! »

La directrice générale du Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain, Pascale Dussault, ne se prive pas de louanger Audrey-Anne Bouchard. Elle note qu’un plus grand nombre de lieux, comme des musées ou des salles de cinéma, tentent d’accommoder les malvoyants.

« Moi-même, j’ai un handicap visuel. C’est formidable de constater que l’on commence à penser que nous, les malvoyants, aimons aussi les spectacles », lance-t-elle.

Mais des obstacles demeurent. France Durette, âgée de 55 ans, a graduellement perdu la vue après avoir été atteinte d’une rétinite pigmentaire à 25 ans.

Avoir perdu la vue a complètement modifié sa relation avec la scène culturelle. Il lui est devenu plus difficile d’assister à des pièces ou de visiter des expositions. Quand elle a entendu parler de Camille, elle a senti qu’on prenait en considération son handicap. Elle l’a vu en août, une belle expérience, juge-t-elle.

« Le spectacle présente une autre dimension de l’art. Ce n’est pas le même ressenti. On se sent vraiment transportée au cœur de la pièce décrite à cause des sons et des odeurs. C’est tellement plus intéressant d’être assise sur la scène. »

Mme Durette espère que plus de gens chercheront à rendre l’art plus accessible aux malvoyants. Elle ne renonce pas à son souhait de demeurer active.

« On ne peut pas arrêter de vivre. Perdre la vue ne signifie pas perdre l’esprit. On doit continuer. Chaque chose prend plus de temps, les jours sont plus longs. On doit apprendre à vivre avec cela. »

Pour Audrey-Anne Bouchard, la création de Camille a finalement été une découverte de soi.

« J’ai réalisé que j’ai toujours voulu rassurer les gens que mon handicap n’affecterait pas mon travail. Avec Camille, il est devenu une force, et non un obstacle. »