C’est une histoire de sorcellerie, bien sûr. Mais aussi d’hystérie, de dénonciations et de manipulation. Une hystérie collective, alimentée par la peur et la désinformation. Avec Les sorcières de Salem, le Théâtre Denise-Pelletier ose un sujet brûlant d’actualité. Exposé, analyse et réflexions, en cinq temps.

C’est une histoire de sorcellerie, bien sûr. Mais aussi d’hystérie, de dénonciations et de manipulation. Une hystérie collective, alimentée par la peur et la désinformation. Avec Les sorcières de Salem, le Théâtre Denise-Pelletier ose un sujet brûlant d’actualité. Exposé, analyse et réflexions, en cinq temps.

Le point de départ

La pièce du dramaturge américain Arthur Miller, campée dans un petit village puritain du Massachusetts en 1692, raconte l’histoire de jeunes femmes (menées par la jeune servante Abigail Williams), issues d’un milieu austère et oppressant, accusées de sorcellerie et menacées d’exécution. Pour sauver leur peau, elles dénoncent, et de manière totalement arbitraire, d’autres villageoises en retour. D’où l’hystérie collective, avec, comme principale victime, un homme. Malaise, vous dites ?

La pièce est une critique du maccarthysme et de la « chasse aux sorcières » dont ont été victimes les sympathisants communistes aux États-Unis dans les années 1950. Une période de grande paranoïa.

Sujet fort et « patates chaudes »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Édith Patenaude et Sarah Berthiaume proposent une adaptation des Sorcières de Salem, au Théâtre Denise-Pelletier.

Comment, de nos jours, raconter une histoire où des jeunes filles portent de fausses accusations ? se sont demandé les créatrices de l’adaptation.

« C’était très délicat, en tant que femmes, d’entrer là-dedans », confirment Sarah Berthiaume et Édith Patenaude, à l’origine de cette énième relecture du classique de la littérature américaine (The Crucible). Parce que, au-delà de cette « misogynie latente », typique de l’époque, faut-il le rappeler, il faut savoir que le sujet porteur de la pièce est ailleurs. Bien au-delà du sexe des protagonistes. À savoir : autour de cette « confusion morale nourrie au manque d’information et à la paranoïa », rappellent les créatrices. Un sujet fort, d’actualité comme jamais. Il suffit de penser à la profusion de fausses nouvelles, aux courants complotistes et autres discours polarisants ambiants. « Il y a une très grande valeur dramatique à la pièce, confirme Édith Patenaude, à la mise en scène. Ce n’est pas pour rien que l’œuvre a traversé le temps. » C’est aussi pourquoi la traduction ici proposée est « très fidèle à l’original », précise Sarah Berthiaume, à qui l’on doit l’adaptation (et la synthèse, à 120 minutes).

L’hystérie aujourd’hui

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LAPRESSE

Thomas Hellman

Thomas Hellman, auteur, compositeur et collaborateur à l’émission Plus on est de fous, plus on lit (ICI Première, de Radio-Canada), qui y a présenté et analysé la pièce il y a quelques années, abonde dans le même sens. « C’est super intéressant comme pièce, elle permet de réfléchir à plein d’aspects de la modernité. » D’abord, la sorcière, « la femme exclue d’un point de vue féministe », nous confronte au rapport que l’on entretient face à l’« exclu », justement. À l’autre. Mais surtout, le thème de « l’hystérie collective », poursuit-il, fait évidemment écho aux « lynchages publics » : « et on en a tellement entendu parler, même Donald Trump dit en avoir été victime ! »

Or, qui dit « lynchages publics » dit aussi criants raccourcis. « C’est quelque chose que l’on voit avec la cancel culture [culture du bannissement] aujourd’hui, poursuit l’interprète. Au-delà de la complexité du débat, on réduit les individus aux idées. Au pour, au contre, et cela devient une chasse aux sorcières. On ne voit plus l’individu, on voit juste la sorcellerie, le bien ou le mal. » Bref : « Us versus Them », une pensée éminemment réductrice. « Et la foule puissante se cristallise autour d’idées simples, mais n’est jamais capable de pensées complexes », ajoute-t-il, en faisant référence à l’invasion du Congrès américain par les partisans de Trump le 6 janvier dernier, par exemple. « Et c’est super intéressant, parce que la pièce montre les dangers de cette hystérie collective, d’autant plus qu’elle est principalement virtuelle. »

Le rôle des réseaux sociaux

PHOTO JULIO CORTEZ, ASSOCIATED PRESS

L’assaut contre le Capitole, le 6 janvier dernier, est un bel exemple d’hystérie collective menée par le mouvement conspirationniste QAnon.

C’est aussi la lecture que fait ici Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit à l’Université Laval, qui souligne le rôle « survitaminé » des réseaux sociaux aujourd’hui. « On est toujours, toutes les sociétés, très vulnérables aux rumeurs, des spirales qui peuvent aller très vite, et cela crée un climat d’hystérie collective, très fort depuis Donald Trump. Un effet survitaminé par les algorithmes et les réseaux sociaux. » Le « climat social », dit-il, fait donc en sorte que des choses qui pourraient d’ordinaire nous sembler « farfelues », « tout d’un coup circulent beaucoup ». Le meilleur exemple étant selon lui le mouvement conspirationniste QAnon, et les théories du complot en tous genres (entourant la tuerie de Sandy Hook, la pandémie, le vaccin, etc.). « Avec la COVID-19, ça n’arrête pas. » Des idées « farfelues », donc, alimentées par la peur : peur de l’autre, peur d’un vaccin, etc. D’où l’actualité criante de la pièce.

À noter, l’expert en droits et libertés n’inclut pas du tout dans ces mouvements d’« hystérie » les dérives du mouvement #metoo (qui tire ses origines d’une « une problématique réelle », à savoir « un système de justice qui pose des obstacles aux victimes »). En clair : parce qu’il y a « des fondements rationnels derrière cette mouvance, dit-il, on est moins dans le délire et l’hystérie collective ».

Gare aux détournements

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Martine Delvaux

N’empêche que plusieurs intervenants ici sondés constatent que le concept de chasse aux sorcières a tendance à être servi à tort, et surtout à toutes les sauces, notamment depuis quelques années. C’est le cas de Martine Delvaux, romancière et essayiste, qui a consacré un ouvrage complet aux agressions non dénoncées (Je n’en ai jamais parlé à personne). « Je considère qu’on a détourné le sens de l’expression », dit-elle. Si, dans le cadre des dénonciations, certains (Donald Trump, mais aussi Harvey Weinstein, Woody Allen, etc.) ont en effet dénoncé une forme de « chasse aux sorcières », « les sorcières, ce sont les femmes qui ont été victimes d’abus ! », rappelle-t-elle, en retournant ici aux « sources » de l’expression, qui remonteraient, on le sait, au Moyen Âge. « On galvaude, on détourne l’expression de son sens. Parce que, en réalité, les victimes, ce sont les femmes. Et comme au Moyen Âge, ce sont elles qu’on cherche à taire ! »

Même son de cloche de la part de l’autrice et documentariste Léa Clermont-Dion (qui présentera à l’hiver un documentaire sur la radicalisation antiféministe en ligne, sur les ondes de Radio-Canada), pour qui chasse aux sorcières rime d’abord et avant tout avec « violence faite aux femmes » et « féminicide ». « On détourne complètement le sens de l’expression, renchérit-elle, c’est associé aux femmes mises au bûcher, pour moi, l’associer à #metoo, c’est complètement contre-intuitif. »

D’où l’appel à la prudence lancé ici par le philosophe Christian Nadeau, de l’Université de Montréal : « Ce que je crains, c’est que ce soit interprété à contre-emploi, pour faire taire les dissidences sociales, conclut-il. Parce que dans l’échiquier social politique actuel, on voit bien que ce type de discours est très facilement instrumentalisable. Donc il faut être prudent. » Son conseil ? « Se poser la question : qui a le pouvoir dans ce débat ? » Assurément pas les sorcières.

Les sorcières de Salem, mise en scène d’Édith Patenaude, traduction et adaptation de Sarah Berthiaume, est présentée jusqu’au 27 novembre au Théâtre Denise-Pelletier.