Didier Lucien est de la distribution du laboratoire de création Abraham Lincoln va au théâtre de Larry Tremblay, qui sera présenté en webdiffusion sur le site du TNM du 1er au 18 avril, dans une mise en scène de Catherine Vidal. À l’instar de Patrice Robitaille, Lucien incarne le 16e président américain, qui a aboli l’esclavage avant d’être assassiné par un acteur alors qu’il était au théâtre.

Marc Cassivi (M. C.) : Tu es un habitué de projets de théâtre qui sortent de l’ordinaire. Je pense à Cabaret neiges noires, qui est une pièce mythique pour les gens de notre génération, ou encore à Chapitres de la chute, aussi mise en scène par Catherine Vidal. Si je me souviens bien, tu ne jouais que des personnages blancs dans la pièce. On mêlait les cartes…

Didier Lucien (D. L.) : Les hommes jouaient des femmes, les femmes jouaient des hommes. On explorait toutes les possibilités du théâtre, dans le jeu. Dans la pièce de Larry Tremblay, je joue Abraham Lincoln. C’est une façon de souligner le rôle qu’a joué Lincoln pour les Noirs, mais aussi les Noirs pour Lincoln. Il s’est retrouvé du bon côté de l’histoire grâce aux Noirs.

M. C. : J’aime bien cette réflexion de Larry Tremblay sur ce qui a contribué au mythe de Lincoln.

D. L. : Les livres d’histoire nous présentent toujours ça selon le même angle. Ce n’est pas étonnant. On raconte toujours l’histoire du point de vue des vainqueurs. Cette pièce a une dimension existentielle que j’adore, mais c’est aussi très drôle. Je pense que les gens ont besoin de rire en ce moment.

M. C. : Tu t’es retrouvé au cœur d’une petite polémique, l’été dernier, parce que tu préférais t’en tenir à ton rôle de porte-parole de la fête nationale et ne pas aborder les enjeux de racisme ou le mouvement Black Lives Matter…

D. L. : Je me suis tellement souvent exprimé sur ces enjeux-là que je trouvais que c’était intéressant de laisser la place à d’autres. Mais ça m’a explosé en pleine face ! (Rires) J’avais trois minutes pour parler de la Saint-Jean, la raison pour laquelle on m’avait embauché, mais les journalistes me posaient juste des questions sur George Floyd. Je n’avais pas envie d’en parler sur un coin de rue, en deux secondes, en mangeant un burger. Je n’étais pas là pour ça. On a interprété ça comme un manque d’intérêt de ma part pour le racisme. Certains ont même dit que j’avais été muselé par les organisateurs de la fête nationale ! Même si on en parle davantage, pour moi, le problème reste exactement le même. Étant donné que les choses ne changent pas beaucoup, même dans le milieu dans lequel j’évolue, je n’ai pas tant d’affaires à dire de plus.

M. C. : La solution, c’est de ne rien dire ou, au contraire, de dire les choses très franchement ? Je t’entendais récemment chez René Homier-Roy (à l’émission Culture Club, à ICI Première) sur le manque de diversité à l’écran. Tu disais que tu ne te faisais pas d’illusions à ce sujet et que tu ne regardais pas la télé québécoise, parce que tu ne t’y reconnais pas. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui osent dire ça…

D. L. : C’est juste la vérité.

M. C. : Notre télévision n’est pas représentative de la réalité montréalaise. Dans la rue, je vois bien plus de gens de toutes sortes d’origines qu’à la télévision, dans sa représentation de Montréal. C’est un fait.

D. L. : C’est aussi simple que ça. Ça fait une vingtaine d’années que je fais ce métier et ça n’a pas vraiment bougé. Quand on me demande si les choses ont changé, c’est pour faire plaisir aux gens que je dis oui. (Rires) Les gens qui m’engageaient à mes débuts sont du même type que ceux qui m’engagent encore aujourd’hui. Ils n’ont pas changé. Ils étaient déjà ouverts.

M. C. : Mais la palette des possibilités ne s’élargit pas tant que ça…

D. L. : Non. Si on parle de doublage, par exemple, ça reste exactement pareil. On va m’appeler pour faire les voix de certains acteurs noirs, mais pas les principaux, et jamais je ne vais faire la voix d’un acteur blanc. Mais l’inverse est possible. Toutes les voix d’acteurs noirs ne sont pas doublées par des acteurs noirs.

M. C. : Donc les seconds rôles sont donnés à des acteurs noirs, mais les rôles principaux, même s’ils sont tenus par des acteurs noirs, peuvent être doublés par des acteurs blancs ?

D. L. : Je n’ai jamais eu de premier rôle, et je fais du doublage depuis longtemps. Il y a de l’hypocrisie là-dedans. Les acteurs blancs sont considérés comme des acteurs génériques qui peuvent tout faire, alors que les acteurs noirs ne peuvent jouer que des seconds rôles de personnages noirs. C’est bien le fun de me faire dire que j’ai une belle voix, mais j’aimerais surtout avoir les rôles les plus intéressants et ça n’arrive pas. Et je ne vois pas quand ça va arriver. Les gens se gargarisent de leur ouverture, mais c’est un mensonge.

M. C. : Ça me fait penser au récent débat sur les comédiens gais à qui l’on confie des personnages gais, mais rarement des premiers rôles de personnages hétéros, alors que les straights jouent des gais et reçoivent même des prix pour ça.

D. L. : C’est la même chose. Ça ressemble aussi aux actrices de 50 ans qui ne sont plus sollicitées pour des rôles parce que les personnages masculins de 50 ans sont en couple avec des femmes de 30 ans. On ne s’en sort pas. Je ne suis pas fataliste. Je dis simplement que c’est la réalité. Il y a quelques personnes qui décident de faire des exceptions et on peut juste les féliciter.

M. C. : Je trouve ça important que tu le dises. Même si je comprends très bien que tu puisses en avoir assez de porter ce message, surtout si tu as l’impression que les choses ne bougent pas. Ce qui ne veut pas dire que des acteurs blancs ne devraient pas porter le même message et que les acteurs noirs ne devraient parler que de diversité !

D. L. : Exactement. Je te donne un exemple : je ne suis pas du tout un amateur de hockey. Aussitôt qu’il y a un hockeyeur noir qui apparaît, on m’appelle pour savoir ce que j’en pense. Je ne suis tellement pas la bonne personne pour en parler ! (Rires) Parce que tu es Noir, tu deviens soudainement un expert. Je ne suis pas un sociologue. Je n’anime pas de show de cuisine parce que je ne suis pas bon en cuisine !

M. C. : Au théâtre, tu le disais, il y a toutes sortes de possibilités. Y a-t-il plus d’ouverture ? C’est moins cloisonné qu’à la télé ?

D. L. : Jusqu’à un certain point. Si on tombe dans tout ce qui est classique, on se rend compte qu’on n’est pas en Angleterre ici. À Londres, les spectacles sont totalement multiethniques. Un Noir peut jouer Hamlet. Ici, c’est une rareté.

M. C. : On ne te demandera pas de jouer un personnage blanc dans une pièce de Michel Tremblay…

D. L. : C’est très rare. J’ai joué dans un Molière il y a un an et demi et une dame m’a dit que sa sœur avait été offusquée de me voir sur scène. Elle trouvait que ça ne se pouvait pas. Il n’y avait pas de Français sur scène non plus ! (Rires) Je dirais que les acteurs blancs ont le casting universel… ou ils l’avaient jusqu’à récemment. Ils peuvent jouer sans problème des Grecs, des Italiens, des Arabes.

M. C. : C’est le préjugé inconscient le plus répandu. La classe dominante peut tout faire, ça va de soi, c’est la norme. C’est l’option par défaut. On ne se pose même pas la question.

D. L. : Tout le monde est tellement habitué à ça qu’on s’offusque quand un Blanc se fait dire qu’il ne peut pas jouer un Noir ! Combien il y a de rôles de Noirs ? Il n’y en a pas beaucoup. Vous avez le reste du répertoire juste pour vous ! Laissez-moi au moins ces trois rôles-là ! (Rires) L’expérience que j’ai trouvée la plus étrange, c’est La cage aux folles. Le texte est écrit pour qu’il y ait un personnage noir, mais ils ont demandé à un Blanc de le jouer en coupant toutes les répliques qui laissaient entendre que le personnage était noir à la base. À la reprise de la pièce, on m’a demandé de jouer le personnage et on a rajouté toutes les répliques coupées, en trouvant finalement que c’était mieux comme ça. Pourquoi on ne m’a pas demandé de le jouer dès le début ?

M. C. : Il faut dire qu’il y a à peine cinq ans, on trouvait ça normal le blackface… C’est là où on peut se dire qu’il y a quelques avancées, non ? L’évolution, c’est un pas en arrière, deux pas en avant. On s’accroche à ce qu’on peut pour rester optimiste.

D. L. : Oui. Il n’y a pas si longtemps, des humoristes faisaient des blagues sur les « fifs ». L’être humain avance tranquillement. Mais au moins, il avance.

M. C. : J’espère que tu ne dis pas ça juste pour me faire plaisir !

D. L. (Rires)