La coïncidence est belle, magique même, selon Emmanuel Schwartz.

Le bibliothécaire qu’il incarne dès mercredi au TNM se présente, valise à la main, dans un théâtre à l’arrêt depuis longtemps. On ne sait pas ce qui a freiné les représentations… Une pandémie, peut-être ? Tout est sombre sur scène, sauf la sentinelle allumée qui veille sur le théâtre et qui, selon la légende, permet aux fantômes de jouer quand les humains sont occupés ailleurs…

Zebrina, une pièce à conviction s’ouvre donc sur ce geste hautement symbolique : en entrant, Emmanuel Schwartz éteint la sentinelle pour rallumer le théâtre, le ramener à la vie. Même si la salle n’est pas pleine, même si la menace pèse toujours, le théâtre renaît et il y a de quoi s’émouvoir.

Chose certaine, le metteur en scène François Girard est ému. « Il ne se passe pas une heure sans que je ressente la joie d’être dans le théâtre. C’est une petite victoire sur le virus, une façon de dire qu’on va continuer, qu’on va raconter notre histoire quoi qu’il advienne. »

Et l’histoire que François Girard et Emmanuel Schwartz ont à raconter dans Zebrina est pour le moins étonnante. C’est celle d’un bibliothécaire hollandais, taciturne et solitaire, qui découvre un jour un livre tout juste rapporté, mais qui avait été emprunté 133 ans plus tôt… Bien décidé à donner à ce contrevenant l’amende de sa vie, l’homme part dans une quête qui le mènera aux confins du monde et de lui-même.

Dès que j’ai lu le texte, j’ai été charmé et intrigué par ce personnage. Ses questionnements très profonds et sa quête spirituelle m’ont touché.

Emmanuel Schwartz

Pour l’acteur, endosser le rôle du bibliothécaire représente des défis particuliers. « Il faut faire ressentir au public sa grande transformation. Le personnage nous raconte des évènements, mais il vit aussi devant nous la retraversée de cette grande épopée. Au début, c’est un homme timide, anxieux qui apparaît. On ne l’imagine pas grand orateur. Il est terré dans son existence, mais au fil du récit, on sent qu’il s’ouvre, qu’il mue ; il devient quelqu’un d’autre. Ses horizons s’élargissent, comme son esprit. C’est un voyage initiatique qu’il fait. »

François Girard ajoute : « Le texte a un premier niveau factuel, celui d’un homme qui se présente sur scène avec des pièces à conviction, et tranquillement, il y a une dérive qui devient cosmique. Une des qualités du texte est sa grande palette de niveaux et de couches d’abstraction. L’auteur, l’Américain Glen Berger, joue avec ça. Pour le personnage et pour l’acteur, ça donne lieu à toutes sortes d’ouvertures, de digressions, de réflexions. Avec au-dessus de tout, une grande question : quelle est notre place dans l’univers ? »

Le metteur en scène a ajouté une couche supplémentaire à ce texte foisonnant, traduit par son collaborateur de longue date, Serge Lamothe. Il a imaginé un troisième personnage qui cohabite avec celui du bibliothécaire et de l’homme qu’il poursuit. « Le théâtre en lui-même devient un personnage : c’est le monstre qui se réveille ! La scénographie est d’ailleurs très axée là-dessus. » Au début de la pièce, tous les équipements scéniques sont en effet mis à nu. « Et au fil du spectacle, on remet le théâtre en condition. »

Solo et « théâtre zéro »

Pour François Girard, ce spectacle lui permet de revenir à ce qu’il considère son « théâtre zéro. » « Il y a un texte à dire, quelqu’un pour le dire et quelqu’un pour l’écouter. C’est un retour à l’essentiel. Ce spectacle est très salutaire pour moi, comme l’ont été auparavant les solos Novecento et Fusil de chasse. On revient au plus important, qui est de raconter une histoire ; on revient dénudé, sans les grands déploiements, sans les effets spéciaux, comme ç’a été souvent le cas dans mes productions. Je passe d’un Flying Dutchman [au Met] avec 130 personnes sur scène et des décors à n’en plus finir à Zebrina… Ça me nourrit et c’est vrai dans les deux sens. »

Il y a quelque chose d’extrêmement intime dans les solos, poursuit le metteur en scène. Ici, avec Emmanuel, on peut approfondir davantage. Je suis son parcours depuis longtemps ; il m’a donné un Lucky exceptionnel dans En attendant Godot, Maltais dans Hochelaga était fabuleux, mais là je vois vraiment Manu qui est en train d’atteindre un niveau de maturité extraordinaire.

François Girard, metteur en scène

Emmanuel Schwartz embrasse avec Zebrina son troisième solo en carrière, après Alfred au Théâtre d’Aujourd’hui en 2014 et Le tigre bleu de l’Euphrate au Quat’Sous en 2018. Pour l’acteur, le vertige n’est pas plus grand que lorsqu’il partage la scène avec ses pairs : il est simplement différent. « Le théâtre est un art du dialogue où la présence des partenaires est précieuse. Dans un solo, le ressort dramatique, la dynamique psychologique et le parcours dramatique doivent être autostimulés. Je suis responsable de la représentation. Pour moi, le vertige devient comme une check-list de choses à ne pas oublier, car il n’y aura personne pour me rattraper ou pour me guider… »

L’acteur a tout de même un élément sur sa liste de choses qu’il peut oublier sans s’inquiéter : la présence de la caméra. En effet, chaque représentation sera captée puis diffusée en direct sur le site du TNM. « Ça ne change rien pour moi : la caméra sera très proche de la scène, car le personnage parle au public sans quatrième mur. Le cadre sera presque fixe. »

Et la salle clairsemée (distanciation physique oblige) ? Devra-t-il s’y adapter ? Encore là, la coïncidence est belle. « Le personnage dit au début de la pièce : “Y a pas plus de monde que ça ? » On fait difficilement mieux comme méthode d’acting à la Stanislavski : je vais vivre la situation pendant que je serai sur scène ! On ne pouvait espérer mieux qu’une situation exceptionnelle pour servir cette dramaturgie. Et le public va le ressentir. »

Zebrina, une pièce à conviction, au TNM, du 9 au 27 septembre, en salle ou en web diffusion.