(Québec) Ils ont été les protagonistes d’un téléroman, d’un feuilleton radio et d’un film mémorable signé Gilles Carle. Surtout, les Plouffe ont été au cœur d’un roman de Roger Lemelin, planté dans un quartier populaire de Québec alors que la Seconde Guerre mondiale menace. Les voici qui font leur entrée au théâtre, 72 ans après la parution du roman. La Presse a assisté aux répétitions de cette ambitieuse création, présentée à compter du 14 janvier à Québec, au Théâtre du Trident.

Renaud Lacelle-Bourdon savait qu’il allait interpréter Ovide Plouffe sur les planches du Trident lorsqu’il s’est installé, il y a un an, devant le mythique film de Gilles Carle.

« J’ai regardé la première moitié, jusqu’à la fameuse réplique “Y a pas de place, nulle part, pour les Ovide Plouffe du monde entier !” J’ai dû arrêter. Je ne voulais pas contagionner mon interprétation. C’est tout un rôle que celui d’Ovide ! Même plus tard, lorsque je lisais le roman de Roger Lemelin, l’image de Gabriel Arcand se superposait au personnage. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Alice Moreault interprète Rita Toulouse, l’objet de désir d’Ovide Plouffe.

Pour rompre le charme, l’acteur est allé chercher l’inspiration loin du quartier Saint-Sauveur. « J’ai lu Les souffrances du jeune Werther, de Goethe. Le personnage vit le même dilemme qu’Ovide : il n’est pas accepté par le milieu mondain et est amoureux d’une femme inaccessible. Lotte est sa Rita Toulouse… »

Portrait féroce et virulent

Comme tous les artisans du spectacle, Renaud Lacelle-Bourdon a trouvé beaucoup de réponses à ses questions dans le roman de Roger Lemelin, qui n’est pas avare de détails sur chaque personnage. C’est d’ailleurs de ce classique de la littérature québécoise que s’inspire la pièce de théâtre, et pas du film signé Gilles Carle. Car si le second s’inspire du premier, les deux œuvres offrent des regards très différents sur cette famille typique du Québec de l’entre-deux-guerres.

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Isabelle Hubert signe l’adaptation théâtrale des Plouffe.

Isabelle Hubert, qui s’est chargée de l’adaptation théâtrale, explique : « Je connais très bien le film, que je regarde chaque année depuis 25 ans, mais je n’avais jamais lu le livre. J’ai découvert un ton qui m’a beaucoup surprise. Roger Lemelin y brosse un portrait féroce et très virulent de son époque : il critique le petit peuple québécois qui n’arrive pas à sortir de son marasme et qui est encore oppressé par la religion, par le poids de la famille, par cette mère tentaculaire… »

« Gilles Carle a tourné le film au début des années 80 et on sent chez lui une certaine nostalgie de son enfance. Une nostalgie qui n’existe pas dans le roman contemporain – très sarcastique, mais aussi très lucide – de Lemelin. Ses personnages sont parfaitement imparfaits : ils ont la tête dans les étoiles pour tenter de s’élever, mais ont les pieds bien dans la boue. »

Pour mon adaptation, j’ai voulu réinjecter du mordant de Lemelin et remettre cette critique sociale à l’avant-plan.

Isabelle Hubert, auteure de l’adaptation théâtrale

La metteure en scène Maryse Lapierre ajoute : « Le roman représente une fresque sociale qui est constituée de plusieurs histoires, de plusieurs personnages qui veulent se sortir d’un milieu pauvre alors que la Seconde Guerre mondiale approche et, avec elle, la menace de la conscription. »

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L’imposante distribution de 14 comédiens bourdonne sur la scène, comme ici, en pleine manifestation ouvrière.

Or, donner vie à cette fresque sur une scène de théâtre représente un défi monumental. « C’est un gros défi scénique, car le roman compte 37 scènes assez courtes, ce qui implique beaucoup de changements de costumes. » Surtout pour un spectacle d’environ deux heures…

Le jour de notre passage, l’équipe mettait la touche finale à l’enchaînement, et les changements de costumes posaient problème. La chorégraphie en coulisses devra être huilée au quart de tour pour que chacun soit sur scène au bon moment… et dans le bon costume !

On retrouve aussi pas moins de 15 lieux différents : il y a la rue, la cuisine des Plouffe, le monastère, le sanatorium, le Château Frontenac. La pièce met en scène une partie de baseball, une partie d’anneaux, un défilé du roi et de la reine d’Angleterre… Soyons francs : il faut être un peu fou pour monter ça au théâtre !

Maryse Lapierre, metteure en scène

Aidée par la scénographe Marie-Renée Bourget Harvey, elle a travaillé des mois durant à trouver un décor qui rendrait compte de tous ces lieux, tout en évoquant la ville de Québec, ses côtes et ses clivages.

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Lieux intérieurs et extérieurs se côtoient sur la scène, telle qu’imaginée par Maryse Lapierre et Marie-Renée Bourget Harvey.

« Il fallait trouver un espace scénique qui ferait le lien entre le grand réalisme des Plouffe et une forme de théâtralité. Sans dénaturer cette œuvre emblématique, je veux proposer autre chose à ceux qui ont vu le film ou lu le livre. Le théâtre apporte une forme de poésie. »

Dans un espace dominé par de nombreux escaliers, les comédiens bourdonnent comme des abeilles dans une ruche. Souvent, ils sont 14 sur scène, rien de moins. Une telle distribution est un luxe rare au théâtre, mais le fait que Les Plouffe soit une coproduction entre le Trident, à Québec, et le Théâtre Denise-Pelletier, à Montréal, a grandement aidé.

Une distribution imposante

Certains comédiens deviennent, d’une scène à l’autre, voisin, moine, policier fédéral et joueur de tambour. D’autres doivent endosser des rôles rendus célèbres au cinéma par des interprètes qui ont marqué l’époque. C’est le cas de Marie-Ginette Guay, qui interprète le rôle de maman Plouffe (alias Joséphine), véritable archétype de la mère québécoise défendu dans le film de Gilles Carle par Juliette Huot. « Les images du film sont si fortes qu’elles sont en moi, même si j’apporte ma propre couleur au personnage. Les Plouffe, ça parle pour moi du profond besoin de rêver alors que la société de l’époque cadenassait les rêves. »

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Défilé royal sur la scène des Plouffe. Alexis Désiel, Nicola-Frank Vachon, Sarah Villeneuve-Desjardins et Robin-Joël Cool font partie de la distribution. 

Pour Gilles Renaud, qui incarne Théophile, le patriarche de la famille, l’expérience revêt un caractère un peu spécial : il apparaît dans le film (au milieu des travailleurs qui manifestent) et a tenu un rôle plus substantiel dans la série télé qui a suivi. Mais ses premiers souvenirs des Plouffe remontent à plus loin encore, soit au premier téléroman diffusé à Radio-Canada dans les années 50. « Le monde s’arrêtait. C’était la première fois qu’on voyait de la fiction à la télévision, et cette famille était identique à la mienne ! C’est une œuvre aussi importante pour moi que Le Survenant ou Les belles histoires des pays d’en haut. Roger Lemelin relate une période dont on parle peu au Québec, pendant la grande noirceur, entre la Crise et la Révolution tranquille, alors qu’on est en plein duplessisme… »

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Pas facile de convaincre Théophile Plouffe (Gilles Renaud) de changer d’avis. Le curé Folbèche, interprété par Jacques Girard, en sait quelque chose...

Renaud Lacelle-Bourdon a de son côté été frappé par la tendresse et la fraternité qui règnent au sein du clan Plouffe même si, parfois, les coups bas pleuvent. Quand Ovide s’écroule, toute sa famille est autour de lui pour entendre son cri de désespoir. La réplique lancée par Gabriel Arcand dans le film est devenue célèbre, même chez ceux qui connaissent peu l’œuvre : « Y a pas de place, nulle part, pour les Ovide Plouffe du monde entier. »

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Scène de famille chez les Plouffe. Napoléon (Jean-Michel Girouard) et Théophile (Gilles Renaud) s’empoignent sous le regard de maman Plouffe (Marie-Ginette Guay)

Or, elle ne fait pas partie du roman original; elle s’est ajoutée pour la version cinématographique. L’entendra-t-on sur scène ? « Bien sûr, lance Isabelle Hubert. On ne pouvait pas faire une adaptation des Plouffe sans inclure cette réplique tant attendue… J’aurais été la première déçue de ne pas l’entendre ! »

Les Plouffe, du 14 janvier au 8 février, au Théâtre du Trident