Ils tiennent bien haut le flambeau des arts dans des écoles secondaires de la province, allumant des passions qui durent des vies entières. Rencontres avec des enseignants inspirants et des artistes dont ils ont marqué la destinée. Aujourd’hui : Rachel Graton nous parle de Christiane Vogel et de Suzanne Léveillé. Et vice versa.

Rachel Graton raconte

Rachel Graton est tombée dans la marmite de l’art dramatique lorsqu’elle était petite.

Ses deux parents (Benoit Graton et Julie Poulin) sont diplômés du Conservatoire de théâtre de Québec, sa grand-tante, Françoise Graton, est l’une des pionnières du théâtre au Québec et son oncle, Vincent Graton, multiplie les rôles sur les planches et à la télévision depuis plus de 30 ans.

« Ma mère m’amenait tout voir lorsque j’étais enfant. J’ai assisté à un spectacle de Pol Pelletier à 9 ans. C’est intense. En sixième année du primaire, avec une amie, on se lisait aussi du Molière à voix haute pendant les récréations. On était un peu geek… », lance en riant celle qu’on a vue notamment dans Les Simone et Faits divers.

Pourtant, malgré la richesse de ce terreau, ce sont deux enseignantes de l’école secondaire Paul-Gérin-Lajoie d’Outremont, Suzanne Léveillé et Christiane Vogel, qui ont donné à la future comédienne la confiance qu’il fallait pour croire en son talent d’interprète et de dramaturge. Les deux femmes ont fait plus encore pour Rachel Graton : elles lui ont donné confiance en elle-même, car l’école tétanisait cette grande sensible.

« Les examens me faisaient perdre tous mes moyens, se souvient Rachel Graton. J’étais stressée au point de mal me sentir physiquement. En classe, j’avais de la difficulté à me concentrer. Mes notes n’étaient pas très bonnes… »

PHOTO FOURNIE PAR RACHEL GRATON

Première photo de casting pour Rachel Graton, 17 ans. C’est à cet âge qu’elle a décroché un rôle dans la série radio-canadienne Les super mamies.

« Suzanne Léveillé, qui m’a enseigné l’art dramatique en 2e et 4e secondaire, a été la première personne de mon parcours scolaire qui m’a fait sentir intelligente, adéquate. Elle a été très perspicace. 

« C’est une femme avec une présence incroyable. Elle est brute, pure, authentique. Ça a cliqué tout de suite entre nous. »

En 4e secondaire, la comédienne a traversé un important creux de vague. « J’étais en crise. Je me cherchais beaucoup, j’avais perdu mes repères. J’ai commencé à écrire et c’est vite devenu une obsession. Un jour, dans un examen d’écriture en français, j’ai rendu le triple des pages qui avaient été demandées plutôt que de prendre mon temps et de me corriger. »

L’enseignante qui a reçu ce flot de mots est Christiane Vogel. Rapidement, une complicité s’est installée entre les deux femmes. Christiane Vogel est devenue la première lectrice des textes de son élève, qui lui refilait fréquemment ses cahiers noircis à la main. Il y avait de tout là-dedans : une pièce de théâtre sur une jeune déficiente intellectuelle, un thriller policier, un monologue alliant conférence sur le mal et schizophrénie…

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Rachel Graton

Christiane me faisait des retours sur mes textes. Elle me disait : ‟Je ne vais pas te lâcher.‟ » C’était une enseignante très passionnée, très sensible ; elle a toujours adoré la littérature et s’adressait à notre intelligence. En plus, elle était un peu rockeuse ! Elle m’a enseigné qu’en écriture, il faut parler de ce qu’on a au creux du cœur…

Rachel Graton

C’est aussi par les voies du cœur que Suzanne Léveillé a pu apprivoiser sa jeune élève. En 2e secondaire, l’enseignante a confié à Rachel Graton le rôle d’Antigone dans un spectacle. Deux ans plus tard, elle lui a demandé de se transformer en jeune punk revendicatrice dans un monologue — « mon premier », dit Rachel Graton — écrit par Francine Ruel. Deux rôles de femmes fortes qui ont beaucoup résonné chez l’adolescente engagée qu’était Rachel Graton.

« Je pense toujours à Suzanne quand je joue au théâtre. D’abord, parce qu’elle m’a appris à chasser le trac en bougeant mes orteils, ce que je fais chaque fois que je monte sur scène ! Surtout, c’est elle qui m’a appris à me mettre en état de jeu, à entrer dans l’intensité du personnage. Comme interprète, tu ne peux pas te donner à peu près. 

« C’est à travers ses yeux à elle que j’ai compris que je pouvais faire du théâtre plus tard. Elle a joué un rôle majeur dans ma vie. D’ailleurs, lorsque j’ai voulu entrer dans les écoles de théâtre, c’est vers elle que je me suis tournée pour préparer les auditions. » Et quel texte ont-elles choisi pour séduire le jury de l’École nationale ? Celui écrit par Francine Ruel, que Rachel Graton avait interprété en 4e secondaire.

« Je me revois, adolescente de 15-16 ans, à essayer de me sortir la tête de l’eau. Ces deux profs m’ont fait comprendre que j’avais le droit de prendre mon propre chemin, d’être ce que je suis vraiment. Encore aujourd’hui, Suzanne et Christiane viennent voir mes pièces. Je sens qu’elles sont toujours derrière moi. Elles sont comme mes veilleuses, mes sentinelles. »

Christiane Vogel et Suzanne Léveillé racontent

Christiane Vogel et Suzanne Léveillé partagent beaucoup de choses dans la vie : une amitié indéfectible, un amour du théâtre… et une grande tendresse pour une certaine ex-élève, qu’elles surnomment affectueusement Rachou. Ou Rachouchou, selon le cas.

« J’ai vu plusieurs des pièces de Rachel et chaque fois, je suis fière, lance Christiane Vogel. Fière et émue. Quand je l’ai connue, elle se cherchait, les examens l’angoissaient. Elle ne se faisait pas tellement confiance ; elle avait peur d’être un imposteur. Les seules limites qu’elle avait étaient celles qu’elle se mettait, car elle réussissait beaucoup ce qu’elle entreprenait. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Christiane Vogel

L’enseignante de français se souvient du matin où elle a lu à sa classe un extrait de L’avalée des avalés, de Réjean Ducharme. « Je revois Rachel, au premier rang, m’écoutant presque religieusement, les yeux extraordinairement grands ouverts, découvrant la beauté ducharmienne… C’était une jeune femme très allumée, très consciente de ce qui se passait dans le monde. Elle avait une grande sensibilité qui pouvait lui faire mal parfois, car elle vivait tout intensément… » Comme la Bérénice de Ducharme, justement.

« En 33 ans d’enseignement, c’est une des élèves qui m’a le plus touchée et qui me touche encore. C’est émouvant de me rappeler d’elle, adolescente… J’ai été un petit peu sa maman par moments. Et au secondaire, elle était un peu ma fille spirituelle. »

De son côté, Suzanne Léveillé avoue sans hésiter qu’elle a pleuré lorsqu’elle a vu Dans la nuit du 4 au 5 et 21, les deux pièces écrites par Rachel Graton. « Ses pièces ont été pour moi comme des coups de poing dans le ventre. Je retrouve dans ses textes la force d’avancer, le côté revendicateur des personnages qu’elle interprétait au secondaire. C’est émouvant de voir qu’il y a un petit peu de moi dans Rachel, sans être présomptueuse. Je suis fière de ce qu’elle est devenue et de ce qu’elle a traversé. Surtout que je connais les difficultés de l’école et du métier », lance l’enseignante, qui a longtemps travaillé comme comédienne, notamment aux côtés de Paul Buissonneau.

« Un parcours au secondaire n’est pas facile et j’espère que ma présence l’a aidée à sauter sans avoir trop peur du vide. Comme enseignant, on est là pour que la créativité des élèves explose, pour qu’ils aient confiance en eux et dans les autres. Dans une troupe de théâtre, on s’aide et si on trébuche, on se relève. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Suzanne Léveillé

Si Rachel Graton a rencontré des obstacles sur son parcours, elle a su se relever avec brio, croit Suzanne Léveillé. Après avoir vu 21, un soir d’avril 2019, l’enseignante a d’ailleurs écrit un message à son élève de jadis pour lui faire part de son admiration : « Ton texte est fort et nous prend par les épaules en nous secouant le cœur. Tu as un grand talent, et dans la forme et dans le fond, et tu dribles avec nous en nous mettant un miroir devant notre âme. Merci ma belle Rachouchou pour toute cette dose d’émotions. »

Christiane Vogel était aussi de la représentation ce soir-là : « Cette façon que Rachel a de raconter les choses ! On est 200 dans la salle et on a l’impression qu’elle nous parle personnellement. On l’entend et on la voit. On sait où elle respire, où il faut prendre le temps de réfléchir… »

« C’est toujours réjouissant de voir nos élèves éclore, ajoute Suzanne Léveillé. On ne sait jamais ce que ça donne, même si on partage avec eux tout notre savoir. »

« Enseigner à des ados, c’est demandant et tu ne reçois pas toujours en retour, estime Christiane Vogel. Une élève comme Rachel, qui dit qu’on a fait une différence dans sa vie, c’est un véritable cadeau. »