Il est arrivé devant moi sans un mot et m’a invitée à le suivre d’un signe de tête. Avec son manteau de fourrure et la cravate dépareillée qui pendait lâchement à son cou, il détonnait sur le trottoir. Qu’importe, je l’ai suivi. Pour la prochaine heure, l’acteur Vladimir Alexis allait être mon guide privé. Et l’interprète d’un spectacle créé juste pour moi…

C’est ainsi que je suis entrée dans l’univers déstabilisant de Vers solitaire, le déambulatoire théâtral imaginé par Olivier Choinière et présenté par le Théâtre de Quat’Sous. Le concept ? Un spectateur est jumelé avec un acteur-danseur pour un spectacle solo ambulant dans les entrailles de Montréal.

Écouteurs sur la tête, j’ai emboîté le pas à Vladimir, pendant que résonnaient dans mes oreilles des bruits de ville et des bribes de conversation glanées dans la rue. Le collage sonore est hypnotisant. Il y est question de beau chandail, d’enfants qui doivent marcher devant maman, du Marché central. Les mots tournent, virevoltent, partent et reviennent… Peu à peu, ce cadavre exquis auditif s’apaise pour faire place à un texte plus structuré, aux forts accents poétiques.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Olivier Choinière est le directeur artistique et concepteur du texte de Vers solitaire.

Cette trame sonore compose l’ossature du déambulatoire. Olivier Choinière l’a composée lui-même, mais a demandé à cinq metteurs en scène et chorégraphes de s’approprier le texte pour en tirer une version toute personnelle. Mélanie Demers, Alix Dufresne, Xavier Huard, Justin Laramée et Marie-Ève Milot ont répondu à l’invitation. Cinq spectacles sont ainsi nés, portés par cinq interprètes différents.

« Le parcours reste plus ou moins le même, mais le personnage change à chaque spectacle, tout comme le regard qu’il induit sur la ville ou sur le texte », explique Olivier Choinière.

Le fil conducteur des cinq spectacles est la consommation, un vers solitaire qui nous infecte tous. Mais le texte est grand ouvert à l’interprétation.

Olivier Choinière

« Chaque duo a ainsi pu choisir sa porte d’entrée, son angle. Certains ont pris des approches plus naturalistes, d’autres plus réalistes », ajoute Olivier Choinière.

Chorégraphie urbaine

La chorégraphe Mélanie Demers, qui a dirigé Vladimir Alexis, a choisi d’arrimer le geste à la parole. Plusieurs mots du texte se répercutent directement sur le corps de son danseur, qui tangue, se courbe ou suspend sa course pour ponctuer certains passages. Cette chorégraphie urbaine ne tarde pas à attirer les regards intrigués des passants.

Partis du Théâtre de Quat’Sous, avenue des Pins Est, nous arrivons d’un bon pas à la Place des Arts. Le lieu est désert. Les arts sont confinés, on le sait, et on le ressent cruellement ici. Le contraste est frappant lorsqu’on traverse au Complexe Desjardins : les boutiques ouvertes, les clients, les fluorescents, la fontaine illuminée, les comptoirs alimentaires où s’activent des employés masqués. L’économie doit continuer à rouler, le monstre est affamé… « Marche, mange », nous dit la voix. « Dépense », pourrait-elle ajouter.

Devant mes yeux, le personnage incarné par Vladimir Alexis se transforme au fil du parcours. La démarche insouciante du début devient plus lourde, plus inquiète. Une fois à l’intérieur du Centre de commerce mondial, elle est carrément cruelle. Celui qui semait des miettes de pain comme un Petit Poucet au début du spectacle se met à lancer à la ronde des (faux) billets de banque. Il a fini par être avalé et digéré par cette consommation effrénée. Le virus qui menace le plus l’humanité n’est peut-être pas celui qu’on pense…

PHOTO CHARLES LAFRANCE, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DE QUAT’SOUS

Les couloirs déserts du Montréal souterrain se transforment en vaste scène pour les interprètes.

Autre leçon à tirer de Vers solitaire : le théâtre est protéiforme et ne peut être cantonné dans une seule case (celle des salles classiques). On le réalise d’ailleurs dès les premiers pas : un tête-à-tête avec un acteur est une expérience à forte charge émotive. Impossible de profiter de la noirceur de la salle pour cacher sa peine, sa joie ou son malaise. « Quand on est seul avec un acteur, il y a quelque chose qui se passe, dit Olivier Choinière. C’est puissant. Et tout l’espace public devient une vaste salle de théâtre avec un interprète et 102 figurants. Le théâtre joue alors pleinement son rôle d’offrir un nouveau regard sur les choses. »

Le déambulatoire Vers solitaire est présenté jusqu’au 14 novembre à guichets fermés, mais le créateur songe à proposer d’autres représentations avec l’arrivée du printemps.

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