À La Licorne, on m’a dit qu’il ne restait qu’un seul billet. Je l’ai pris comme un signe du destin. C’était jeudi en fin d’après-midi. Le premier ministre venait d’annoncer l’interdiction des rassemblements intérieurs de plus de 250 personnes. Le gouvernement Legault suggérait aussi aux organisateurs d’annuler tous les « autres évènements qui ne sont pas nécessaires ».

Je me suis questionné sur la notion de nécessité. Est-ce que l’art est nécessaire ? Dans ma vie, je crois que oui. C’est-à-dire que je ne peux m’en passer. J’ai besoin de ma dose de culture. Dans la dernière semaine, j’ai écouté quantité de musique, je suis allé trois fois au théâtre, deux fois au cinéma, au musée aussi.

Était-ce nécessaire ? En avais-je « vraiment besoin », comme dirait l’autre ? En particulier, peut-être pas. Mais en général, oui, certainement. Je ne pourrais imaginer mon quotidien sans culture. Ce n’est pas une boutade. 

Est-ce que le théâtre est nécessaire ? J’ai besoin de cette catharsis, dont parlait Aristote. Cet effet de « purification » produit sur les spectateurs par une représentation dramatique (Larousse).

En ai-je besoin au point de potentiellement mettre ma santé en danger ? Non, ce ne sera pas nécessaire… En temps de crise, je suis d’avis qu’il faut écouter les spécialistes. Et les spécialistes nous ordonnent d’éviter les lieux fermés où se trouvent plus de 250 personnes.

Jeudi soir, donc, j’ai acheté le dernier billet pour la représentation à La Petite Licorne, une salle de 100 places, de la pièce L’Inframonde. « Bienvenue et merci d’être venus envers et contre tout ! », a déclaré une jeune femme en nous accueillant. La salle était pleine. S’il y avait des absents, ils se comptaient sur les doigts d’une main. Il faut dire que le public de La Licorne compte parmi les plus jeunes de la scène théâtrale montréalaise.

Les bribes de phrases glanées à gauche et à droite au gré des conversations de ceux qui m’entouraient – « désinfecter », « Purell », « papier de toilette », « laver les mains » – m’ont confirmé ce dont je me doutais : tout le monde n’avait qu’un sujet en tête. Et ce n’était pas la responsabilité éthique des concepteurs de jeux virtuels (le sujet de la pièce).

En route vers le théâtre, j’ai croisé trois personnes sur le trottoir, rouleaux de papier hygiénique à la main, avenue Papineau. Juste avant la représentation, aux toilettes, j’ai ressenti une gêne à ne pas me laver les mains aussi longtemps que mon voisin de lavabo, les avant-bras recouverts de savon moussant, qui frottait vigoureusement ses doigts dans ses paumes en comptant (sans doute) vingt « bateaux »…

PHOTO GUILLAUME BOUCHER, FOURNIE PAR LA BÊTE HUMAINE

Scène de la pièce Inframonde, qui était présentée à La Petite Licorne.

Je me suis surpris moi-même, atteint par l’anxiété généralisée et collective, à remarquer la toux de mon voisin de la rangée derrière. Il fut le seul à tousser, une seule fois, ce qui est rarissime au théâtre. Personne n’osait émettre le moindre son. J’ai eu soudain un picotement au nez et j’ai grimacé, terrorisé à l’idée d’éternuer. Mon expérience théâtrale en fut bien sûr affectée. J’ai prêté une attention particulière à un geste aussi anodin qu’une poignée de main entre deux personnages. J’en ai noté deux…

Je ne suis pas le seul à être atteint par l’angoisse du coronavirus. J’ai croisé jeudi un comédien bien connu qui regrettait d’avoir spontanément demandé à sa compagne, plus tôt dans la semaine, de le déposer en voiture à la station Berri avec ses jeunes enfants, afin qu’ils empruntent pour la première fois le métro de Montréal. Je venais de lui avouer que je m’en voulais de m’être rendu avec mes fils, deux jours plus tôt, au Stade olympique voir un match de l’Impact.

Mardi, personne de mon entourage n’a sourcillé à mon projet d’aller voir du soccer dans un stade fermé en compagnie de 20 000 spectateurs. Mais jeudi, l’idée de me rendre dans une petite salle de théâtre de 100 places paraissait pour certains un acte de témérité irresponsable. « Ne mets pas ta santé en danger pour une chronique ! », m’a averti un ami, rencontré l’après-midi à la Place des Arts (que je n’ai jamais trouvée aussi vide).

Il a fini par me faire douter. 

Il y a une semaine, je trouvais parfaitement ridicules les survivalistes qui font le plein d’immenses sacs de riz et s’informent de la fréquence du ravitaillement des supermarchés. 

Une semaine plus tard, je tente de me rappeler si le personnage d’Alain (Réal Bossé) dans Jusqu’au déclin, très efficace film de genre québécois produit par Netflix, a dit que ce ravitaillement avait lieu tous les trois jours ou toutes les trois semaines. Et quel était déjà son truc pour que l’humidité ne gâche pas son sac de riz ?

Est-ce qu’aller au théâtre, au temps du coronavirus, est un acte d’insouciance, voire d’inconscience ? Je me suis reposé la question, vendredi en fin d’après-midi, lorsque les dirigeants de La Licorne ont décidé d’annuler toutes les représentations de L’Inframonde, « convaincus de l’importance d’être solidaires des efforts pour contrer la propagation du virus ».

C’était sans doute dans les circonstances la décision la plus sage. La Licorne propose bien sûr aux spectateurs d’être remboursés, mais leur donne aussi la possibilité de faire à leur tour preuve de solidarité, en faisant don du prix de leur billet (avec reçu émis).

C’est une excellente initiative. Jamais autant de spectacles n’auront été annulés en même temps au Québec. Pour l’ensemble du milieu culturel, les enjeux économiques sont énormes. Les artistes des arts de la scène (théâtre, danse, musique, poésie, etc.) compteront parmi les plus durement touchés. Aussi, avant d’exiger le remboursement de votre billet d’une modeste production de théâtre ou d’un spectacle de musique québécois, pensez aux artistes qui vont forcément traverser une période de précarité encore plus grande qu’à l’habitude. Si c’est possible, selon vos moyens, pourquoi ne pas faire un don ?

« Avez-vous envisagé de ne pas venir ce soir ? », ai-je demandé à ma voisine de siège, jeudi. Pas le moindrement. Cette mordue de culture et habituée du théâtre était déjà au courant des différentes annulations ainsi que des spectacles toujours à l’affiche ailleurs. Elle prévoyait déjà aller voir Courir l’Amérique au Quat’Sous (une autre salle de moins de 250 places) la semaine prochaine.

J’ai de mon côté, par hasard, acheté le tout dernier billet émis par La Licorne avant que le théâtre ne ferme ses portes jusqu’à la fin du mois. Je ne suis pas superstitieux, mais je ne tenterai pas le diable ! C’était ma dernière représentation théâtrale pour un moment…

Je vais plutôt rester chez moi et regarder des films, écouter Quand la nuit tombe, l’audacieux nouvel album de Louis-Jean Cormier, qui sera disponible vendredi, ou lire des livres comme Chasse à l’homme, le fascinant récit de Sophie Létourneau, qui vient d’être publié à La Peuplade. Parce que l’art est nécessaire, avec ou sans catharsis.